1. La Principauté de Transylvanie à l’époque du refoulement des Turcs et de la réunification de la Hongrie


Table des matières

Le Prince Apafi et la guerre turque de 1660-1664

A l’automne de 1660, des rapports d’ambassadeurs et des libelles annoncèrent au monde chrétien une triste nouvelle: le prince Georges II Rákóczi venait de subir une lourde défaite contre les Turcs et de mourir des suites des blessures reçues sur le champ de bataille. Várad, la forteresse-clé de la Principauté, fut occupée par l’armée ottomane. Selon l’ambassadeur de Parme, Chiaromanni, la perte de Várad, porte du monde chrétien, signifiait que «les Barbares avaient le chemin ouvert devant eux pour envahir rapidement la Hongrie, la Moravie, la Silésie et la Pologne.»*FARKAS DEÁK, Nagyvárad elvesztése 1660-ban (La chute de Nagyvárad en 1660), Budapest, 1878, 32. Les principaux dignitiaires du royaume de Hongrie, le palatin Ferenc Wesselényi, le ban de Croatie Miklós Zrínyi ainsi que d’autres espéraient que les événements survenus en Transylvanie tireraient enfin l’Europe de sa torpeur et que celle-ci répondrait favorablement à leurs sollicitations jusque-là en vain réitérées depuis la paix de Westphalie, enfin que l’ensemble de la chrétienté s’unirait dans une guerre offensive ayant pour but de libérer les peuples opprimés par l’Empire ottoman.

A la demande de l’Empereur et roi hongrois Léopold Ier, le pape, Venise, les princes allemands et Jean Philippe, archevêque de Mayence et chef de la ligue du Rhin, promirent, dans l’hypothèse d’une guerre menée par l’Empereur pour sauver la Transylvanie, d’apporter leur concours.

Après la mort de Georges II Rákóczi, la Transylvanie eut un nouveau Prince en la personne de Ákos Barcsai, qui tenta à nouveau de coopérer avec les Turcs. Mais, après la prise de Várad, le pays lui retira sa confiance, et les Ordres élirent à sa place le quinquagénaire János (Jean) Kemény. Ancien diplomate de Gabriel Bethlen, puis chef de guerre de Georges II Rákóczi, devenu Prince unique de Transylvanie après la capture de Barcsai, Jean Kemény appela, en 1661, les habitants de la Transylvanie à se porter contre l’Infidèle, avec la ferme conviction que la chrétienté lui fournirait une aide efficace. De fait, des armées tartares venaient de déferler sur la Terre sicule et le pacha de Temesvár, Ali, avait reçu l’ordre du Grand vizir de soumettre les Saxons. Dans cette situation alarmante, on élabora à Vienne, sur la proposition des dignitaires hongrois, et surtout de Zrínyi, qui représentaient les forces {f-347.} armées du Royaume, le plan d’une campagne de grande envergure: le général Montecuccoli, qui commandait le gros de l’armée, devait d’abord prendre le château d’Esztergom, qui protégeait le fort turc de Buda pour mettre ensuite le siège devant Buda même, tandis que Zrinyi devait, afin d’attirer les Turcs partis à l’attaque de la Transylvanie, lancer des opérations militaires dans la région de Kanizsa, principale forteresse de la Transdanubie.

Le Grand vizir Mehmed Köprülü, engagé depuis 1645 dans une guerre contre Venise pour la possession de Candie, sur l’île de Crète, voulut éviter d’avoir à lutter sur deux fronts et proposa à Vienne la voie diplomatique. Ainsi, aux termes de l’accord secret conclu entre les Turcs et les Habsbourg (1661), la Porte s’engageait à renoncer à la campagne punitive contre la Transylvanie et à faire élire un nouveau Prince, à condition que Vienne reconnût ses droits sur Várad et refusât toute aide à Jean Kemény. Aussi l’Empereur fit-il modifier le plan de la campagne: le général Montecuccoli devait diriger ses troupes sur la frontière transylvaine dans le seul but d’effectuer, en attendant l’élection du nouveau Prince, une démonstration de force. A peine Montecuccoli fut-il arrivé près de la ville de Kolozsvár qu’il apprit que le pacha Ali avait fait élire, le 14 septembre 1661, Michel Apafi Prince de Transylvanie par une Diète convoquée par la force. Il donna l’ordre de lever le camp et se replia sur le territoire du Royaume de Hongrie. Entre-temps, la région de la Terre sicule fut envahie par des troupes tartares et lorsque Jean Kemény, abandonné par ses alliés, voulut leur porter secours, il trouva la mort dans la bataille de Nagyszőllős, le 23 janvier 1662.

Elevé par ses précepteurs dans un esprit cartésien, Apafi avait fait, dans sa jeunesse, de solides études de philosophie et de théologie. Il était également amateur d’horloges et de lunettes. Lors de la campagne de Pologne de 1657, il avait lui aussi été fait prisonnier par le khan tartare et avait dû attendre trois ans pour être libéré. Il ne fit que céder à la contrainte lorsqu’il accepta d’être investi des fonctions princières. Pourtant, grâce à sa circonspection politique, le calme régna à nouveau en Transylvanie. Offrant de généreux cadeaux et promettant des tributs très élevés aux envahisseurs, il obtint que les Turcs et les Tartares quittassent la Principauté. Il devint très populaire auprès des Saxons et rétablit l’ordre sur la Terre sicule. S’attachant les plus grands seigneurs, il réussit, avec l’aide du chancelier János Bethlen, de Dénes Bánffy, Gábor Haller et Mihály Teleki, ainsi qu’avec l’armée à mettre en place un pouvoir très centralisé. Il ne cessa d’assurer le Sultan de sa fidélité, tout en se faisant reconnaître par les Habsbourg. Il était convaincu que le destin du Royaume ainsi que celui de la Principauté – les «deux Patries hongroises», comme il disait – étaient indissociablement liés l’un à l’autre. De plus, Apafi parvint à établir des rapports de confiance et de coopération avec les principaux dignitaires de Hongrie. Lorsqu’au début de 1663, le jeune Grand vizir Ahmed Köprülü lui ordonna de préparer son armée – car les Turcs voulaient envahir la Hongrie pour asservir le Royaume de la même manière que la Transylvanie –, Apafi ne tarda pas à informer le palatin de ce projet. Bien que, par crainte d’une nouvelle invasion punitive tartare contre la Transylvanie, il ne pût braver ouvertement l’armée d’Ahmed Köprülü forte de cent mille hommes, arrivée à Buda en été 1663 et qui mit peu après le siège devant Érsekújvár, principale place forte de la Hongrie de l’Ouest et bien qu’il dût participer à la campagne, Apafi collabora néanmoins en secret avec les dignitaires du Royaume. Ayant pour chef spirituel le ban de Croatie, Miklós Zrínyi, ceux-ci – à savoir le palatin Wesselényi, le grand sénéchal Nádasdy et l’archevêque d’Esztergom György Lippay – s’adressèrent dans le courant de l’été de {f-348.} 1663 à la Ligue du Rhin, la pressant d’organiser l’envoi de troupes chrétiennes en Hongrie. Entre-temps, Érsekújvár avait dû capituler, ainsi, le parti de la guerre put finalement l’emporter à la cour de Vienne qui avait jusque-là bombardé le Grand vizir de propositions de paix successives. A l’automne de 1663, les Hongrois proposèrent à la Diète d’Empire qui siégeait à Ratisbonne, la mise sur pied d’une coalition réunissant le pape, l’Empereur, Venise, la Pologne et la Russie dans une guerre offensive commune contre les Turcs. Les auteurs du projet comptaient également sur la participation de la Transylvanie ainsi que des deux voïvodats roumains.

Dans le même temps, les villes et les comitats du Royaume étaient envahis des «lettres patentes de sujétion» de Köprülü, dans lesquelles le Grand vizir promettait aux Hongrois l’autonomie, la liberté du culte et la protection militaire du pays contre la reconnaissance de la suprématie de la Porte et un tribut annuel assez raisonnable en un seul paiement. On savait cependant que, à la fois lassés par plusieurs dizaines d’années de luttes contre les Habsbourg pour leurs droits et pour le libre exercice de leur religion et exaspérés par les incessantes incursions turques et les harcèlements des troupes impériales, les habitants des comitats et des villes des provinces limitrophes envisageaient sérieusement l’éventualité d’une orientation turque. En effet, parvenus à l’extrême limite de leur endurance, ils ne pouvaient plus tenir compte des intérêts nationaux. Mais l’entreprise de Köprülü n’aboutit pas. La tentative ottomane de soumettre le Royaume fut enrayée par une singulière coopération entre Apafi et les dignitaires hongrois.

Le Prince Apafi, obéissant aux menaces réitérées du Grand vizir, finit par arriver, à la tête de son armée, au camp turc d’Érsekújvár pour sauver la Transylvanie d’une représaille tartare envisagée. Köprülü fit d’Apafi un personnage clé, car destiné à occuper le trône du Royaume soumis. Cependant, jouant de tous les registres de l’action politique propre à son époque, allant de la feinte soumission, par la diplomatie secrète, aux coups téméraires à grand risque, il put éviter d’être un simple jouet de la politique turque. Köprülü envoya au nom d’Apafi des lettres d’obédience, mais le palatin en tira profit pour émettre des réponses publiques. A l’automne de 1663, en effet, il lança un manifeste dramatique où il décrivit la situation soumise de la Transylvanie et affirma qu’avec la soumission du Royaume, on abandonnerait l’idée même d’un Etat hongrois, et la Transylvanie serait défénitivement condamnée à mort. Dans le même temps, Apafi faisait envoyer dans les comitats voisins de la Principauté des ordres secrets mettant en garde contre les leurres trompeurs des Turcs et promettant leur refoulement. Il alla même jusqu’à prendre le risque de participer à l’organisation d’une alliance internationale contre l’Empire ottoman.

Se réclamant de l’héritage politique du Prince Gabriel Bethlen, qui avait contracté des liens d’alliance avec les pays protestants à Westminster, Apafi fit appel à l’Angleterre d’abord par l’intermédiaire de l’ambassadeur auprès de la Porte, Winchelsea, puis, en 1664, en sollicitant directement le roi d’Angleterre d’intervenir en faveur de la Transylvanie. Il est fort probable que la diplomatie transylvaine joua un rôle non négligeable dans la propagation en Europe de la nouvelle de la campagne d’hiver victorieuse de 1663-1664, dirigée par Zrínyi dans la région de la Drave, où les Hongrois étaient soutenus par des unités de la Ligue du Rhin, commandées par le comte Wolfgang J. Hohenlohe, et réussirent à incendier le fameux pont d’Eszék sur la Drave (2 février 1664), servant de principale voie d’approvisionnement des armées turques.

La France, qui n’était pas en mesure de se tourner ouvertement contre les {f-349.} Turcs, put néanmoins secourir les Hongrois en tant que membre de la ligue du Rhin. Miklós Bethlen, fils du chancelier de Transylvanie János Bethlen, se rendit à Paris et rapporta, au printemps de 1664, une lettre cosignée par le ministre Hugues de Lionne et le vicomte de Turenne. Entre-temps, Apafi avait réussi à conclure un traité d’alliance avec le voïvode de Valachie, Grigore Ghica, tandis que l’Empereur Léopold, enfin décidé à faire la guerre contre les Turcs, l’avait officiellement informé de la mise sur pied d’une coalition internationale, ajoutant que Vienne comptait sur le concours de la Transylvanie. Cela revenait à dire que la Principauté devait se joindre aux coalisés en qualité d’alliée à part entière, c’est-à-dire en tant qu’Etat indépendant.

Le plan de la campagne du printemps 1664 – à laquelle devaient participer des troupes hongroises, impériales, allemandes et françaises – prévoyait des offensives simultanées vers trois directions. Zrínyi, qui commandait les unités hongroises renforcées par les troupes de la Ligue du Rhin, mettrait le siège devant Kanizsa, tandis que le gros de l’armée des coalisés, conduit par Montecuccoli, lancerait une attaque sur la ligne du Danube. Par ailleurs, on effectuerait également des opérations militaires dans la région de Várad dans le but de reprendre le château fort. En dépit des conditions difficiles, la guerre débuta par des succès rapides. Cependant, malgré la victoire retentissante des coalisés à Szentgotthárd (Ier août 1664), les membres du gouvernement de Vienne, hostiles à la guerre turque, avec le prince Johann Ferdinand Porcia, président du Conseil Secret à leur tête, conclurent la paix le 10 août 1664, à Vasvár. La paix fut tenue en secret si bien que ni les alliés, ni même les officiers impériaux n’en avaient connaissance jusqu’à la fin de septembre, moment où une déclaration impériale la rendit publique.

Cette paix de Vasvár lésait profondément les intérêts de la Transylvanie. Le gouvernement Habsbourg s’entendit avec la Porte sur le sort de la Principauté dans le dos des intéressés. Várad, ainsi que toute sa région et tous les territoires occupés par les Turcs, y compris Lugos et Karánsebes, devaient rester en possession de l’Empire ottoman. Le château fort de Székelyhíd qui défendait la frontière ouest du pays face à Várad occupée par les Turcs, devait être rasé. Chacune des deux puissances s’engageait à ne pas soutenir les ennemis de l’autre – fût-ce la Transylvanie luttant pour son indépendance.

Après la paix de Vasvár, Apafi se rapprocha encore davantage des hommes politiques du Royaume qui élaboraient leur stratégie pour la survie de l’Etat hongrois en soulevant l’idée d’une formation politique réunissant en confédération le Royaume de Hongrie, la Principauté de Transylvanie et la Pologne. Cependant, la mort inopinée de Zrínyi, survenue le 18 novembre 1664, fit évanouir tous les projets. Et Apafi, qui fut le premier à reconnaître – et à écrire – que la nation avait perdu en la personne du ban son plus grand homme politique en temps de crise, dut réaliser que les chances et les perspectives de la Transylvanie étaient devenues tout autres.

La politique d’équilibret l’alliance franco-transylvaine

Malgré l’échec de la guerre internationale contre les Turcs de 1664, Apafi et son entourage ne se trompaient pas en constatant l’affaiblissement de la puissance ottomane. Ils étaient convaincus que la Hongrie serait tôt ou tard libérée, mais au prix d’efforts beaucoup plus lourds qu’on ne l’avait jusque-là pensé. Adoptant une vue très large de la situation européenne, Apafi était {f-350.} décidé à préserver les forces de la Principauté et à mettre en jeu des instruments modernes permettant de renforcer sa souveraineté. Il réussit à conduire une politique d’équilibre entre l’Empire ottoman et celui des Habsbourg, si bien que, tout en se consacrant à la cause de la survie du Royaume de Hongrie, il parvint à établir la stabilité intérieure et à développer, en profitant de la nouvelle donne politique internationale, les relations extérieures de la Principauté. Il s’entourait d’hommes politiques érudits de marque: le vieux chancelier János Bethlen, Mihály Teleki, conseiller depuis 1670, le commandant de Kolozsvár Dénes Bánffy, chargé aussi de missions diplomatiques, puis le jeune Miklós Bethlen ainsi que d’autres, plus particulièrement de jeunes intellectuels nobles et bourgeois, souvent nourris des idées de Descartes, et imprégnés des traditions diplomatiques du petit pays envoyant ses agents depuis la Porte jusqu’aux principautés allemandes en passant par la Pologne.

Il jeta les bases d’un énergique pouvoir centralisé en adoptant toute une série de réformes économiques fondées sur des prêts à l’intérieur, sur une politique commerciale ouverte et sur des entreprises du Trésor, aussi bien que des réformes militaires servant la modernisation de l’armée, la mise en pratique de toutes ces dispositions devant être contrôlée par une Diète fréquemment convoquée. En dehors des délégués des trois «nations», Apafi fit également siéger à la Diète l’évêque de l’Eglise orthodoxe, représentant de la seule institution roumaine de Transylvanie. Même si aucun document ne mentionne que l’évêque ait pris la parole dans l’assemblée, cette innovation d’Apafi reste néanmoins capitale dans la mesure où le Prince, pour la première fois dans l’histoire, offrit un forum politique aux Roumains de Transylvanie.

Les nouvelles conditions politiques auxquelles le Royaume de Hongrie devait faire face après la paix de Vasvár nécessitaient la réorientation de la politique transylvaine. Les principaux dignitaires de la Hongrie – le grand sénéchal Ferenc Nádasdy, le ban de Croatie Péter Zrínyi, l’archevêque György Lippay et, à leur tête, le palatin Ferenc Wesselényi – étudiaient en commun les moyens de préserver le pays. L’accord turco-habsbourgeois interdisait aux Hongrois jusqu’aux luttes défensives, alors que les troupes des garnisons turques ravageaient régulièrement le Royaume, imposant de lourds tributs et rattachant parfois à leur Empire des territoires aussi étendus que la moitié d’un comitat. Wesselényi et ses amis firent entrer dans leur conspiration le fils de Georges II Rákóczi, François Ier, élu prince héritier dès 1652, à l’âge de vingt ans, qui s’était converti à la religion catholique après la mort de son père et qui vivait avec sa mère, la Princesse Zsófia Báthori, dans leurs domaines familiaux de la Haute-Hongrie, la plupart du temps dans ses châteaux de Sárospatak et de Munkács, ce dernier constituant un poste de liaison entre la Transylvanie et la Pologne. Après de vaines tentatives auprès des Français et des Polonais, Wesselényi chercha à resserrer les liens avec le Prince Apafi. A la réunion de Murány (été 1666), où la Transylvanie était représentée par Mihály Teleki et Miklós Bethlen, on négocia également le tracé des frontières, après le refoulement des Turcs, entre le Royaume et la Principauté. En attendant, la palatin et ses amis ne voyaient pourtant pas d’autre moyen de prévenir la destruction complète de la Hongrie que la conclusion d’un accord avec la Porte qui, contre un tribut annuel assez élevé, garantirait la sécurité du reste du pays. Après 1666, Apafi mit à la disposition des dignitaires de Hongrie son excellent appareil diplomatique pour chercher les contacts avec les Turcs. La Porte fit la sourde oreille: retenu par le siège de Candie, désireux d’éviter tout conflit avec l’Empire des Habsbourg et observant scrupuleusement les dispositions des clauses secrètes du traité de Vasvár aux termes desquelles il {f-351.} devait s’abstenir de soutenir les ennemis de l’autre partie, le Grand vizir Ahmed Köprülü refusa de recevoir le délégué des conspirateurs hongrois. Après la prise de Candie, en 1669, qui lui permit de consolider sa domination sur la Méditerranée orientale, Köprülü se prépara à l’attaque de la Pologne et conclut un nouvel accord avec la cour de Vienne afin de s’assurer la paix en Hongrie et, par là, la sécurité du commerce entre l’Empire ottoman et celui des Habsbourg. Après la mort du palatin Wesselényi, homme de pondération, la cour de Vienne eut tôt fait d’en finir avec la souveraineté hongroise déjà réduite. Les tentatives de résistance locales et le soulèvement dirigé en Haute-Hongrie par François Ier Rákóczi furent réprimés par les armées impériales. Arrêtés et accusés de conspiration et de tractations secrètes avec les Turcs, le grand sénéchal Nádasdy, le ban de Croatie Péter Zrínyi et son beau-frère Ferenc Frangepán, le grand seigneur styrien Erasmus Tattenbach et Ferenc Bónis, un des chefs de file de la petite noblesse hongroise, furent traduits en justice et exécutés (1671). La constitution du Royaume fut suspendue, et on congédia les garnisons hongroises (environ 10000 soldats) des places fortes qui protégeaient les frontières pour les remplacer par des troupes impériales. L’autonomie intérieure des villes fut supprimée; les pasteurs protestants durent comparaître devant un tribunal d’exception institué à Pozsony. Soupçonnées de trahison, maintes familles de la petite noblesse de Haute-Hongrie furent, entre 1670 et 1674, réduites à la mendicité. La Transylvanie d’Apafi réussit cependant à conserver sa souveraineté: malgré tous les avatars, la Principauté sut éviter de devenir un instrument entre les mains de la Porte ou de la cour de Vienne. Incarnant, à elle seule, la souveraineté hongroise, la Transylvanie offrait un asile sûr aux persécutés et informait l’Europe de l’évolution de la situation en Hongrie tout en permettant aux soldats, serfs, petits nobles fugitifs s’étant cachés dans le Partium de s’armer et de faire des incursions contre les garnisons impériales.

Le secret de la fructueuse politique d’équilibre d’Apafi résidait dans son habileté à nouer des relations de type nouveau avec l’étranger. Il s’entendit avec les Polonais et se concilia les voïvodes de Moldavie et de Valachie qui lui écrivaient d’ailleurs la plupart du temps en hongrois. Avec les Provinces Unies, l’Angleterre, les princes allemands et la Suède, il parvint progressivement à développer ses relations culturelles et politiques greffées sur de solides contacts ecclésiastiques. Par un contrat conclu avec Léopold Ier, il régla les rapports entre la Transylvanie et l’Empire. Apafi avait prévu le déclenchement du conflit franco-impérial et, reprenant l’arsenal politique hongrois traditionnel qui exploitait cet antagonisme depuis Péter Pázmány et Miklós Zrínyi, et en particulier dans la pratique des Princes de Transylvanie, il tira profit avec une rapidité extraordinaire de la nouvelle conjoncture européenne. Il se hâta, par le biais de l’ambassadeur de France à Vienne et des diplomates français délégués auprès du Sultan, ainsi que des Polonais francophiles, de resserrer les liens de sa Principauté avec la France. En novembre 1673, après la victoire retentissante du hetman Jean Sobieski, il donna une suite favorable à la demande du général polonais qui le sollicitait d’accepter, conjointement avec le roi de France, un rôle de médiateur dans la guerre entre la Pologne et la Porte qui avait éclaté l’année précédente. Mais les relations françaises étaient fortement contestées par un groupe de Transylvains, qui exigeait le rapprochement avec les Habsbourg. Un an plus tard, il brisa brutalement leur opposition en faisant décapiter leur chef, Dénes Bánffy.

En mars 1675, l’ambassadeur du roi de Pologne arriva en Transylvanie en compagnie d’un envoyé de Louis XIV, Roger du Fresne Akakia, et l’accord {f-352.} préalable entre la Transylvanie et la France fut aussitôt signé à Fogaras. Deux ans plus tard, en mai 1677, le marquis de Béthune, nouvel ambassadeur fraîchement arrivé de France en Pologne, et Dániel Absolon, délégué de la Principauté, signèrent à Varsovie le traité d’alliance franco-transylvaine. La France, en guerre avec l’Empire, s’engageait à verser un subside de 100 000 livres à une armée formée de fugitifs et de soldats congédiés des places fortes frontalières, rassemblés près de la frontière transylvaine, et à soutenir, avec un corps expéditionnaire franco-polonais, une campagne de grande envergure contre les Habsbourg. La Transylvanie devait, pour sa part, fournir un général – Mihály Teleki – qui organisa avec son état-major les opérations de cette armée spontanément surgie et lui assura un territoire de repli. Mais elle refusait d’entrer en guerre ouverte avec le roi Habsbourg de Hongrie. Louis XIV promit cependant de donner satisfaction aux intérêts de la Transylvanie dans les clauses du futur traité de paix avec Vienne, voire de se porter garant, dans l’hypothèse d’une expédition punitive turque, de la sécurité de la Principauté.

Comme l’Empire ottoman, qui venait de faire la paix avec la Pologne, n’était pas en mesure de contrecarrer ouvertement l’action diplomatique transylvaine dirigée vers l’Occident sans risquer de compromettre ses propres relations avec la France, il s’efforça, en appuyant les menées de Pál Béldi, chef du parti turcophile de Transylvanie, de provoquer la chute d’Apafi. Or, le Prince eut tôt fait d’étouffer le complot de Béldi (commandant principal du pays entre 1663 et 1676) et de son groupe.

C’est à partir de cette époque que les fugitifs furent appelés les «kouroutz». D’origine incertaine, ce terme était appliqué, dans la seconde moitié des années 1670, à ceux qui luttaient contre les Habsbourg, pour la liberté des cultes protestants et pour l’indépendance du pays. Les premières entreprises armées n’apportèrent tout au plus que des réussites éphémères, le bon organisateur et diplomate que fut Teleki n’étant pas doublé d’un général de talent. Ceci étant, les fugitifs proclamèrent Teleki, au printemps de 1678, leur «dirigeant suprême», tandis que l’armée eut pour général le comte Imre Thököly, un aristocrate de la Haute-Hongrie âgé de vingt ans qui s’était réfugié, encore tout enfant, en Transylvanie, après l’échec de la conspiration de Wesselényi. Lors de la campagne de l’automne 1678, Thököly fit bientôt preuve de talents militaires tout à fait exceptionnels. Renforcée de troupes auxiliaires françaises et polonaises, sa cavalerie occupa les villes minières de la Hongrie du Nord. Cette brillante opération militaire contribua pour beaucoup au succès de la diplomatie transylvaine, qui obtint que la France fit reconnaître, aux traités de Nimègue, les droits de la Transylvanie. Le poids véritable de l’article 31, qui traitait, sur un ton général, des intérêts de la Principauté, apparaît dans la lettre de Louis XIV à Apafi datée du 8 juin 1679, dans laquelle le Roi-Soleil confirme que conformément aux traités, il a compté la Transylvanie parmi ses alliés. Apafi reçut bientôt l’ambassadeur envoyé par Jean Sobieski, élu roi de Pologne en 1674, mais couronné seulement en 1676 et dépêcha Dániel Absolon, en qualité de chargé d’affaires, à Paris. Voyant la portée internationale des efforts de la diplomatie transylvaine et l’importance des forces armées de Thököly, l’Empereur fit convoquer, après un intervalle de près de vingt ans, la Diète hongroise à Sopron pour y rétablir la constitution hongroise, pourvoir les principales dignités du Royaume et autoriser l’exercice limité du culte protestant. Imre Thököly qui, grâce à ses 20 000 soldats, était en possession d’un territoire étendu, envisageait de créer une principauté indépendante en Haute-Hongrie. Soutenu par les riches bourgeoisies des villes de Eperjes, {f-353.} Bártfa, Lőcse, Thököly, qui avait épousé Ilona Zrínyi, veuve du Prince élu de Transylvanie, François Ier Rákóczi, et s’appuyait ainsi sur les immenses domaines des Rákóczi, de même que sur l’autorité traditionnelle des familles Zrínyi et Rákóczi, put singulièrement accroître son pouvoir. Dans ces conditions, la Porte avait projeté d’utiliser Thököly afin de diviser les Hongrois, d’isoler la Transylvanie et de se débarrasser d’Apafi. Après la prise ingénieuse de Kassa, en 1682, elle ordonna à Thököly de rejoindre l’armée d’Ibrahim, pacha de Buda, qui assiégeait le château de Fülek, où le Prince Apafi dut aussi se rendre en toute hâte, à la tête de ses troupes et sous peine d’une expédition punitive turque dont le Grand vizir agitait la menace en cas de désobéissance.

Le château royal de Fülek, qui assurait la communication entre les deux parties septentrionales (la «Basse-Hongrie» de l’Ouest et la «Haute-Hongrie» de l’Est) du Royaume fut finalement occupé, aux prix d’énormes pertes, par le pacha Ali, qui couronna la cérémonie de la victoire en faisant proclamer Thököly Prince de Haute-Hongrie. Il semble qu’Apafi avait prévu les dangereuses conséquences de la politique de division turque et de l’accession de Thököly à l’autonomie, cependant le Prince, d’un âge déjà très avancé, et ses conseillers vieillissants furent débordés par des événements inattendus et ne surent parer à leurs conséquences néfastes.

Membre secret de la Sainte Ligue

La guerre turque de 1683-1699 allait radicalement modifier la situation de la Principauté autonome de Transylvanie. Or, ce changement se produisit par étapes et dans des conditions très complexes. A peine la France eût-elle créé ses bases politiques dans le dos des Habsbourg qu’elle s’employa également à resserrer ses liens avec la Porte. Mais après la mort, en 1676, du Grand vizir Ahmed Köprülü, la dislocation de l’Empire ottoman s’avéra inéluctable. Aux prises avec des soulèvements de janissaires, des difficultés financières et des provinces entrées en rébellion, le Grand vizir Kara Mustafa estimait que seule une nouvelle guerre de conquête pourrait ranimer son Empire. Encouragé par la France, il décida de partir à l’assaut de Vienne. Pendant l’été 1683, son armée de 100 000 soldats traversa la Hongrie et mit le siège devant la capitale impériale.

Apafi et ses collaborateurs, qui avaient déjà essuyé bien des tempêtes, ne furent pas abasourdis par cette entreprise gigantesque qui faisait trembler toute l’Europe. Les livraisons d’or de Transylvanie eurent probablement leur part dans le fait qu’Apafi ne dut pas se rendre à l’appel du Sultan avant la fin de l’été, période à laquelle il rejoignit enfin l’armée turque, à la tête de quelques milliers de Sicules. Là, on leur confia la garde des ponts du Rába et de la Rábca, près de la ville de Győr. Pendant tout ce temps, le Prince ne cessait de maintenir le contact avec le palatin Pál Esterházy, partisan assidu des Habsbourg. Il lui résuma ainsi ses objectifs politiques: il faut conduire les choses de manière à ce que «la Nation hongroise ne soit pas précipitée dans un péril dernier».*Lettre du Prince Michel Apafi au palatin Pál Esterházy, juin 1683. EOE XVII. 127-128.

Quand Apafi rentra dans sa Principauté avec sa minuscule armée décimée par la peste et traversa une Hongrie envahie par des troupes turques débandées à la suite de la grande victoire de Charles de Lorraine et de Jean Sobieski, {f-354.} le 12 septembre 1683, la situation de la Transylvanie s’était complètement modifiée. Sous le choc de la défaite de Párkány (9 octobre 1683), la Porte priva le bouc émissaire Thököly de son soutien et voulut s’appuyer sur la Transylvanie en confirmant dans sa dignité Michel II, fils mineur d’Apafi, déjà élu Prince par la Diète. A ce moment déjà, le vieil Apafi cherchait les gages de l’avenir transylvain du côté du monde chrétien.

Au printemps 1684, sous le patronage du pape Innocent XI, la Pologne, la République de Venise et l’Empire des Habsbourg constituèrent une Sainte Ligue destinée à anéantir la puissance turque en Europe. Les coalisés durent se rendre à l’évidence: dans une guerre s’étendant sur de vastes régions, depuis l’Ukraine jusqu’à la Méditerranée et aux Balkans, ils ne pouvaient se passer de la participation de la Transylvanie. En effet, non seulement celle-ci constituait un point d’appui stratégique et une base de ravitaillement en vivres et en matières premières, mais elle était également un pays protestant, et les princes allemands, tout comme l’Angeleterre et les Provinces Unies qui contribuaient toutes deux aux frais de cette entreprise gigantesque, insistaient pour qu’elle prît part, du côté des puissances chrétiennes, à cette lutte d’importance historique, comme d’ailleurs cela avait déjà été prévu par les plans antérieurs de campagne internationale de refoulement des Turcs. Ce fut donc sous le signe d’une tradition politique et d’impératifs d’ordre international que l’Empereur Léopold Ier proposa, en avril 1684, au Prince Apafi d’adhérer à la Sainte Ligue.

Son réalisme politique interdisait à Apafi de s’allier ouvertement à la Sainte Ligue. Les redoutables garnisons turques de Várad, de Temesvár ainsi que toute une série de petits forts de la frontière occidentale de la Transylvanie épiaient d’un śil vigilant tout mouvement à l’intérieur de la Principauté. La Porte donnant le signal, des troupes tartares pénétrant par les cols est des Carpates pouvaient ravager villes et villages. De plus, comme les rapports entre l’Empereur et le francophile Jean Sobieski venaient de se détériorer, ce dernier s’employait maintenant à faire entrer la Transylvanie dans la Sainte Ligue en la ralliant spécialement aux intérêts polonais. Dans le même temps, il fallait également tenir compte de la force encore redoutable des Turcs qui, en 1684, résistèrent victorieusement à Buda. Malgré toutes ces difficultés, Apafi fit, avec beaucoup de prudence, des démarches préliminaires afin d’obtenir, avant de rejoindre le champ des coalisés, des gages et des garanties pour la sécurité de son pays. Un traité secret fut ainsi conclu, à Kercsesora, entre Apafi et l’Empereur avec l’entremise de Teleki, au printemps de 1685, aux termes duquel la Transylvanie, reconnaissant la suzeraineté du roi de Hongrie mais conservant en même temps son autonomie territoriale et politique, ne devait adhérer que secrètement à la Sainte Ligue, en se chargeant en particulier d’héberger l’hiver certaines unités de l’armée impériale. Pour pouvoir passer avec davantage de sécurité dans le camp adverse, Apafi conclut également, contre les ambitions d’hégémonie des Habsbourg et des Turcs, un traité d’assistance mutuelle avec le voïvode de Valachie et s’efforça de gagner comme garant la Pologne. Il ne parvint cependant pas à s’entendre avec Thököly.

Le Prince de Haute-Hongrie s’était également abstenu de participer au siège de Vienne et tenta, immédiatement après la défaite turque, de se ranger, avec ses 20 000 soldats, du côté des puissances chrétiennes. Or, le parti dynastique de la cour des Habsbourg s’opposa fermement à ces ouvertures, encore que l’excellent stratège Charles de Lorraine fût d’avis que l’aide des troupes aguerries de Thököly sur les champs de bataille de Hongrie était indispensable. La Porte lança un mandat d’arrêt contre Thököly, mais Apafi {f-355.} omit d’obtempérer et, peut-être, mit même Thököly au courant; il ne put cependant pas empêcher, à la Diète, le parti turcophile de confisquer, au printemps de 1685, les domaines de Transylvanie de ce dernier et d’emprisonner ses partisans. A l’automne de 1685, le pacha de Várad fit capturer par ruse le Prince de Haute-Hongrie. L’arrestation de Thököly mit en déroute son armée qui était indispensable à la défense militaire et du Royaume et de la Transylvanie; plusieurs de ces unités rallièrent les capitaines hongrois de la Sainte Ligue et furent incorporées aux régiments impériaux pour combattre les Turcs. Quelque 4000 soldats, ainsi que les diplomates de Thököly, s’enfermèrent dans le château de Munkács où se réfugièrent aussi les propriétaires Ilona Zrínyi et ses enfants. Fin 1685, les troupes impériales mirent le siège devant la place forte d’une grande importance stratégique.

Sur l’intervention de la diplomatie pontificale, la guerre russo-polonaise prit fin au printemps de 1686. Allié à la Sainte Ligue, le Tsar put ainsi tenir les Tartares de Crimée en échec tandis que le Conseil de Guerre de Vienne abandonnait le siège de Munkács, ayant suscité une indignation internationale et s’avérant un échec moral, pour y substituer un blocus. Puis, sous l’śil attentif de toute l’Europe, les armées coalisées investirent Buda. Même Thököly, libéré entre-temps sur l’ordre du Sultan, se refusa à prendre les armes. Les diplomates transylvains et les hommes d’Etat de Vienne furent enfin à même d’étudier les conditions dans lesquelles la Principauté devait adhérer à la coalition.

Aux termes du traité contresigné par l’ambassadeur de Transylvanie János Haller, le chancelier Strattmann et le président du Conseil de guerre Hermann de Bade, la Principauté s’allia à la Sainte Ligue. Le traité devait demeurer secret jusqu’à la reprise de Várad. Tant que Temesvár et Belgrade resteraient entre les mains des Turcs, la Transylvanie n’entrerait pas dans la guerre, mais elle soutiendrait les coalisés par des charrois, par des approvisionnements, et par un subside annuel de 50 000 Reichsthalers. Afin qu’elle pût s’acquitter en toute sécurité de ses obligations, les garnisons des villes de Kolozsvár et de Déva seraient composées pour deux tiers de troupes impériales et pour un tiers de troupes princières. La Transylvanie, en tant qu’Etat de la Sainte Couronne de Hongrie, reconnaissait la suzeraineté du roi de Hongrie, tandis que l’Empereur Léopold garantissait la libre élection du Prince, la non-ingérence dans les affaires ecclésiastiques et temporelles soumises aux anciennes lois du pays ainsi que son autonomie politique et économique. Les traités à conclure entre la Ligue et la puissance ottomane après la guerre devaient donner satisfaction aux intérêts de la Transylvanie. (Une copie de ce traité a été retrouvé parmi les documents gardés au Public Record Office de Londres!)

C’était pour honorer ce traité que la Transylvanie sauva, en encourant un énorme risque politique, l’armée impériale de la destruction complète. En effet, après la prise de Buda par les coalisés, le 2 septembre 1686, le Grand vizir réorganisa son armée et vint, en été 1687, reprendre le centre de la puissance ottomane en Hongrie. Les coalisés, conduits par Charles de Lorraine, lui avaient infligé une lourde défaite à Nagyharsány, le 12 août 1687. Or, ce fut une victoire à la Pyrrhus: dissimulés pendant très longtemps, les conflits entre les différents chefs d’armée finirent par éclater, divisant l’état-major et provoquant le départ de plusieurs corps. Charles de Lorraine et son armée impériale se virent abandonnés de leurs alliés. Les soldats étaient coupés de vivres, les chevaux mouraient faute de fourrage; décimée par l’épidémie, l’armée était exténuée par la longue marche sur des routes impraticables et sous une pluie de plusieurs semaines. Au mépris des réticences de sa Diète, le {f-356.} Prince Apafi accepta d’accueillir, pour l’hiver 1687-1688, l’armée impériale à bout de forces.

Après de courtes négociations préalables, les parties intéressées réglementèrent, en tenant compte de la sécurité et des intérêts de la population transylvaine, par le traité de Balázsfalva (27 octobre 1687), les conditions de l’hivernage des Impériaux. L’accord, ratifié par Charles de Lorraine et Mihály Teleki, confirma les dispositions du traité de 1686 sur l’autonomie politique de la Principauté.

Retour à la Couronne de Hongrie. La Principauté dans l’Empire des Habsbourg

Comme la Diète de Pozsony de 1687 avait modifié la constitution en faisant de la Hongrie un royaume héréditaire, la cour de Vienne confia, au début de 1688, au général Caraffa, nommé gouverneur militaire de la Transylvanie, la tâche de régler, dans les conditions nouvelles, les rapports entre la Principauté et le Royaume.

En vertu du compromis conclu entre les Ordres de Hongrie et les Habsbourg, les premiers renonçaient à leur droit traditionnel d’élire librement leur roi, moyennant quoi l’Empereur leur reconnaissait le droit de créer leurs propres institutions dans le pays repris sur les Turcs. Or, Caraffa recourut à la terreur militaire pour forcer les hommes politiques transylvains à signer un document renonçant à toute autonomie du pays. Aux termes de la Déclaration de Fogaras, les Ordres de Transylvanie plaçaient leur principauté sous l’autorité conjointe de l’Empereur Léopold et du petit roi héritier de 9 ans, Joseph Ier, accueillaient des garnisons impériales dans leurs places fortes et versaient à Vienne un impôt annuel de 700 000 écus. Le rescrit impérial répondant aux plaintes faisait référence au traité de 1686 et à l’accord de Balázsfalva et se contentait de promettre – sans garantie aucune – la liberté du culte religieux ainsi que la suspension de l’arbitraire militaire. Plusieurs villes (dont Nagybánya, Beszterce et Brassó), afin de protester contre la Déclaration de Fogaras, entrèrent en rébellion armée, mais elles finirent soit par se soumettre soit par se faire massacrer par les Impériaux, numériquement très supérieurs, tels les habitants de Brassó qui installèrent des canons sur les murs de la ville, sous la conduite de l’orfèvre Gaspard Kreutz. Le gouvernement et les Ordres de Transylvanie n’avaient plus que l’ombre du pouvoir dans la Principauté, où régnait, en maître absolu, un gouverneur militaire qui, pour percevoir les impôts, faisait appel à la force armée.

Terrassé par une grave maladie pendant la dernière année de son long règne, le Prince Apafi, amateur passionné des montres, rendit l’âme au «Grand Horloger» le 15 avril 1690. La Porte ne tarda pas à délivrer l’athnamé du nouveau Prince, au nom d’Imre Thököly.

Thököly avait eu beau se libérer de la captivité des Turcs, il s’était vu définitivement coupé de la Sainte Ligue: aussi avait-il dû rejoindre le camp ottoman. D’abord, il conclut une alliance avec le voïvode de Valachie, Constantin Brîncoveanu (1689), puis la modification des rapports de force en Europe lui fit miroiter la possibilité d’accéder au trône de Transylvanie.

La prise de Belgrade (1688) et l’occupation consécutive d’une partie de la Valachie avaient accru la puissance des Habsbourg au point que la France et la Pologne craignaient une rupture de l’équilibre européen. Aussi tentèrentelles d’arrêter les progrès des Impériaux. Louis XIV, qui fit envahir par ses {f-357.} troupes les principautés allemandes, et Jean Sobieski, qui venait de reprendre sur les Turcs le château de Kameniec au prix d’un siège long et sanglant, voyaient en Transylvanie une alliée susceptible de mettre en échec les ambitions démesurées des Habsbourg. Or, tandis que le roi de France se déclarait prêt à aider matériellement Thököly à occuper le trône de Transylvanie, Jean Sobieski se montrait encore méfiant à l’égard de celui-ci, et cela malgré le fait que la Porte s’apprêtait à lui demander la paix.

La contre-offensive turque modifia provisoirement la situation de la Principauté. Traversant les hautes montagnes par des chemins pour ainsi dire impraticables, Thököly surgit en Transylvanie, avec son armée de 6 000 hommes, le 21 août 1690, et anéantit par surprise les troupes impériales. Mihály Teleki, le très influent conseiller d’autrefois d’Apafi, trouva la mort sur le champ de bataille de Zernyest. Thököly fut élu Prince par la Diète réunie à Kereszténysziget. En cette qualité, il confirma la constitution, en particulier la liberté des quatre religions reçues, puis la libera vox (la libre élection du prince) et les privilèges des trois «nations». Dans le même temps, il fit savoir à l’Empereur Léopold qu’il était prêt à adhérer à la Sainte Ligue, pour lutter contre l’Infidèle, à condition que l’Empereur le reconnût officiellement souverain légitime de Transylvanie, qu’il lui accordât le titre de prince de l’Empire et que cet accord fût garanti par la République de Venise et la Pologne.

Entre-temps, l’armée du Grand vizir Mustapha Köprülü, forte de 60 000 hommes, reprit la ville de Belgrade le 8 octobre 1690. Le siège ne dura qu’une semaine. Le général Louis de Bade, commandant en chef des troupes impériales, considérant que l’importance stratégique de la Transylvanie était supérieure à celle de Belgrade, abandonna la défense de la porte des Balkans pour livrer bataille à Thököly. Après la défaite de ses lieutenants, le Prince de Transylvanie quitta, le 25 octobre, avec le reste de ses troupes, le pays par le défilé de Bodza, pour n’y jamais revenir.

Le conseiller Miklós Bethlen sut tirer parti du trouble que la contre-offensive turque, l’avènement de Thököly en Transylvanie et la chute de Belgrade suscitaient à Vienne. Il présenta à l’Empereur un projet de diplôme susceptible d’assurer l’autonomie intérieure de la Transylvanie dans les conditions politiques données. Après plusieurs années d’administration militaire, le Diploma Leopoldinum, promulgué en 1690, garantissait, en dehors de la souveraineté de l’administration civile, la liberté du culte aussi bien que l’autonomie économique et culturelle. A la Diète de Fogaras de 1691, les Ordres de Transylvanie élirent un gouverneur pour la minorité de Michel II Apafi, en la personne de György Bánffy, dont le père, Dénes Bánffy, avait été exécuté pour trahison. Malgré les dissensions qui surgissaient périodiquement en son sein, l’équipe gouvernementale constituée par le chancelier Miklós Bethlen, le général suprême Gergely Bethlen et le grand trésorier János Haller orienta avec une grande prudence la politique transylvaine vers l’alliance anglaise et hollandaise. Poussé par Miklós Bethlen, le jeune Michel II Apafi signa, en 1690, une déclaration aux termes de laquelle il se mettait sous la tutelle de l’électeur de Brandebourg et du roi d’Angleterre Guillaume d’Orange. Dans la situation donnée, cette démarche semblait la marque du réalisme politique, d’autant que même la victoire de Szalánkemén, arrachée au prix d’énormes pertes, ne put enrayer l’avance turque. Les Impériaux venaient de subir de lourdes défaites en Europe, tandis que les puissances maritimes – l’Angleterre et les Provinces Unies liées par alliance à l’Empereur dans la guerre pour le Palatinat – souhaitaient mettre, aussi vite que possible, un terme à la guerre {f-358.} turque qui leur paraissait maintenant un pur gaspillage de forces. Conformément aux vśux des marchands protestants anglais et hollandais, les libertés transylvaines occupaient une place très importante dans les projets de traité de paix. Offrant leur médiation aux Turcs et aux Habsbourg, les Anglais et les Hollandais proposèrent, en 1691, le maintien de l’autonomie transylvaine. L’Empereur Léopold approuva lui aussi la proposition de paix envoyée à la Porte par l’entremise du diplomate anglais Sir William Hussey, en vertu de laquelle la Transylvanie resterait un Etat autonome et Michel II Apafi gouvernerait la Principauté sous la double tutelle du Sultan et de l’Empereur, mais sous le contrôle et la garantie d’autres puissances étrangères. Lord William Pages invoqua par la suite le rôle politique que la Principauté avait joué par le passé et insista pour que le traité de paix garantît également la sécurité de la Principauté autonome. Le Grand vizir finit par accepter la proposition anglo-hollandaise et on alla plus tard jusqu’à stipuler que la Transylvanie devait être remise «dans son état antérieur».

A la cour de Vienne, les avis étaient d’abord partagés, puis l’emportèrent, face aux modérés, ceux qui voyaient dans l’autonomie transylvaine assise sur des garanties anglaises et hollandaises, un immense danger pour l’avenir de la dynastie: aussi s’employa-t-on, dès 1692, à prendre de vitesse les diplomates qui préparaient l’ouverture des négociations de paix, en consolidant l’autorité du gouvernement des Habsbourg en Transylvanie. Celui-ci fit reprendre Várad (1692) après un blocus coûteux, emprisonner Michel II Apafi à Vienne sous un prétexte fallacieux, réoccuper la Transylvanie avec 8 000 soldats (1695) et la placer sous le gouvernement du général Bussy de Rabutin (1696).

Au cours des décennies précédentes, la proportion relative des confessions s’était visiblement modifiée dans la Principauté. L’Eglise catholique avait repris de force, et les riches aristocrates catholiques qui jouaient un rôle toujours plus grand dans la politique du pays, assistaient de dons généreux les paroisses et les écoles, de même que les jésuites ayant déjà surgi dans le pays. Au début de 1690, le Status Catholicus présidé par István Apor parvint à un compromis avec l’Eglise réformée sur le problème litigeux des domaines ecclésiastiques. L’évêque András Illyés, chef de l’Eglise catholique transylvaine, déclara dans un mémoire envoyé à Rome qu’il entendait réorganiser l’épiscopat transylvain conformément à l’universalité catholique, en toute fidélité aux traditions de l’histoire nationale et aux formes ancestrales du Royaume de Hongrie, mais tenant compte aussi des intérêts de la Principauté. Quant à l’évêque de l’Eglise orthodoxe de Transylvanie, il fut nommé invariablement par le métropolite de Valachie, mais confirmé par le Prince de Transylvanie. Son chef étant invité à siéger à la Diète, ses prêtres exempts des charges et protégés par le Prince contre les seigneurs propriétaires et ses fidèles aisés ou influents reçus et entendus dans les milieux dirigeants, l’Eglise orthodoxe ne prit pas seulement une forme particulière, propre à la Principauté, avec sa culture de langue nationale librement épanouie, mais s’intégra même dans le système politique du pays. Dans le même temps, elle put résister davantage aux efforts de l’Eglise réformée visant l’union ainsi qu’à ceux de Rome, déployés dans de nombreux pays. Au moment du changement de régime, les traditions transylvaines d’une politique religieuse tolérante étaient pleinement en vigueur. Par décision du gouvernement des Habsbourg, ce développement organique fut brutalement interrompu. Présidé par le chancelier Kinsky, le Conseil de Transylvanie à Vienne prit des mesures centrales pour refonder la structure confessionnelle de la Principauté. Il entendait faire valoir les intérêts de l’Empereur en soutenant les jésuites envoyés et surveillés {f-359.} par la Province d’Autriche d’une part, et de l’autre, en amenant à l’union la population roumaine pour la rattacher ainsi davantage au gouvernement de Vienne.

Après quelques pourparlers préliminaires, Léopold promit en 1692 dans une lettre patente qu’au cas où l’Eglise orthodoxe s’unirait à l’Eglise catholique romaine, il accorderait à son clergé les privilèges propres aux Ordres et les exempterait de l’impôt d’Etat. Les fondements dogmatiques de l’union une fois établis – qui signifiaient essentiellement la reconnaissance du pape comme pontife suprême –, l’évêque Théophile convoqua, en 1697, un synode pour déclarer sa volonté d’unir l’Eglise grecque confiée à son autorité avec l’Eglise catholique, à condition que ses ministres soient dotés de certains privilèges sociaux et économiques. En 1699, Léopold énonça par un décret impérial l’égalité de droits des grecs unis avec les catholiques romains (Ier Diplôme Léopoldien); en 1700, le nouvel évêque orthodoxe, Athanasie Anghel fit, devant le synode, une déclaration solennelle acceptant l’union ainsi que la protection de la maison de Habsbourg. Puis, après en avoir fait une profession de foi à Vienne, il fut investi, lors d’une grande cérémonie à Gyulafehérvár, comme évêque de l’Eglise catholique grecque. Ayant ainsi reçu sa consécration formelle, l’union fut confirmée par le décret publié par l’Empereur Lépold en 1701 (2e Diplôme Léopoldien) aux termes duquel les prêtres roumains étaient désormais affranchis de toute obligation servile et pourvus de privilèges nobiliaires; ils avaient accès aux écoles et aux bourses catholiques; l’archevêque d’Esztergom nommait auprès de l’évêque catholique grec un «auditor generalis». A long terme, l’union ouvrit de nouvelles perspectives au développement des Roumains de Transylvanie. Mais le changement brusque qu’impliquait cette v śuvre partiellement politique» n’était guère compris par les serfs roumains, et les commerçants et petits hobereaux protestaient en créant un Statut Grec Oriental. Alors, leur chef, Gábor Nagyszegi fut emprisonné par le général impérial.

Le gouvernement de Vienne prépara l’union, pour ainsi dire, au pas de course, parallèlement aux négociations de paix avec les Turcs. Lors des pourparlers, qui prirent une forme concrète en 1698, le médiateur anglais demanda d’inclure, dans le traité de paix, notamment l’indépendance de la Principauté et la liberté de culte des protestants. Or, la mention des droits des protestants transylvains, ayant perdu leur position majoritaire à la suite de l’union, ne fut pas admise dans le document de paix. Au début de 1699, la paix de Karlowitz mit un terme à la guerre turque de quinze ans en adjugeant la Transylvanie à l’Empire des Habsbourg et même en la rattachant directement à son gouvernement central.

La principauté de François II Rákóczi

«Sine nobis, de nobis»: dans son Manifeste aux peuples du monde entier (publié au début de 1704, mais antidaté du 7 juin 1703, du jour du commencement de la guerre d’indépendance), François II Rákóczi rappelait par ces termes le fait que c’était en l’absence des diplomates hongrois que l’Empire des Habsbourg et la Porte avaient décidé du sort de la Hongrie.

Or, à côté du Royaume, la Principauté de Transylvanie avait, elle aussi, pris part à la reconquête du pays en tant qu’allié politique et militaire à part entière, qui plus d’une fois avait risqué de compromettre son avenir et consentit d’énormes sacrifices matériels et humains. En fait, les conséquences de la {f-360.} position impériale, lors de la conclusion de la paix de Karlowitz, étaient ressenties dans toutes les couches de la société, des deux côtés du mont Bihar. Au lieu d’être unis, le Royaume et la Principauté, privés de leurs institutions politiques, furent soumis directement au gouvernement de Vienne et séparément intégrés à l’Empire des Habsbourg. Au mépris des compromis de 1686 et 1687, on les avait privés des attributions étatiques fondamentales, comme l’armée nationale, l’autonomie intérieure, la liberté religieuse, l’usage officiel et la culture de la langue nationale, le maintien des relations traditionnelles avec l’étranger, on avait donc entravé la poursuite des efforts pour rattraper les pays occidentaux alors en plein essor. Vers la fin du XVIIe siècle, tous ceux qui se préoccupaient de l’avenir de la Hongrie, qu’ils vécussent dans le Royaume ou dans la Principauté et quelle que fût leur condition sociale – grands dignitaires, nobles, bourgeois ou d’autres – étaient unanimes à penser que cet état de choses risquait de conduire à l’assimilation complète de la Hongrie. La nation (au sens que les contemporains attribuaient à ce terme) et l’avenir étaient en danger. C’était là une opinion partagée par la plupart des Transylvains, y compris les grands seigneurs, les gentilshommes, les bourgeois, les dirigeants sicules jaloux d’appartenir à la nation hongroise, et même les chefs saxons. Il apparaît de toute une série de documents que les habitants de la Transylvanie, qu’ils fussent Hongrois, Saxons ou Roumains, voyaient les gages de leur avenir dans l’existence d’une principauté autonome.

Vu sa situation géographique, mais aussi en raison de sa diplomatie dynamique en Occident pendant tout le XVIIe siècle, la Transylvanie tendait à devenir un point névralgique sur l’échiquier politique européen et pouvait espérer profiter, au seuil du XVIIIe siècle, d’une modification favorable de la conjoncture.

Le refoulement des Turcs avait profondément bouleversé les rapports de forces sur le continent. Or, le souci de l’équilibre européen n’avait plus été, déjà depuis un moment, l’affaire des seules dynasties des Bourbon et des Habsbourg: tous les Etats veillaient scrupuleusement à son maintien. Quand, à la fin de 1700, s’éteignit enfin le roi d’Espagne, au terme d’une longue maladie, la question de savoir si c’était le Roi-Soleil ou l’Empereur Léopold qui devait obtenir le riche héritage espagnol apparaissait d’une importance vitale pour l’Angleterre et les Provinces Unies. Dans le même temps, la Suède, ambitionnant depuis très longtemps le contrôle du commerce de la mer du Nord, venait de trouver en la Russie une redoutable concurrente. Depuis la visite à Vienne du tsar Pierre Ier, il était évident que la Russie allait jouer un rôle non négligeable dans la politique européenne. Quant à la Transylvanie, des liens traditionnels l’unissaient aux pays belligérants de la guerre de Succession d’Espagne: tant à la France qu’à ses adversaires, l’Angleterre et les Provinces Unies, alliées des Habsbourg; des traités de longue date la rattachaient également à la Suède confrontée à la Russie dans la guerre du Nord. La Principauté faisait aussi partie de la communauté des pays protestants. Ainsi, elle était liée, par un réseau très complexe de solidarités religieuses, de fondations d’écoles, d’attributions de bourses et de liens personnels aux milieux protestants des pays des deux camps antagonistes, en premier lieu aux principautés allemandes.

La guerre d’indépendance conduite par François II Rákóczi offrit à la Transylvanie la possibilité de modifier son statu quo. Quand éclatèrent la guerre de Succession d’Espagne et la guerre du Nord, on savait dans les pays de l’Europe orientale que les rapports de force ne s’étaient pas encore définitivement modifiés au profit de la monarchie danubienne que les Habsbourg {f-361.} s’efforçaient d’organiser en un Empire uni. En Haute-Hongrie, un groupe d’aristocrates, de capitaines de places fortes et de serfs mi-bourgeois, mi commerçants reconnurent, dès la première année du nouveau siècle, que dans les luttes pour la restructuration de l’équilibre européen, la Hongrie avait une chance de prendre position. Les chefs du soulèvement qui éclata au printemps de 1703 dans la Haute-Hongrie avec des objectifs patriotiques et sociaux, se proposèrent de rétablir l’indépendance du pays et de moderniser ses conditions sociales et ses institutions politiques.

François II Rákóczi, descendant des familles princières des Rákóczi et des Báthori, était, en 1703, à peine âgé de 27 ans. Sa vie avait été marquée par tous les avatars historiques qu’avaient subis le Royaume et la Principauté au cours du quart de siècle précédent. Son père, François Ier Rákóczi, Prince élu de Transylvanie avait, à l’époque de la conspiration de Wesselényi, épousé, avec des motivations politiques, Ilona Zrínyi, la fille de Péter Zrínyi, ban de Croatie. Après l’arrestation des conjurés, François Ier Rákóczi dut payer un tribut énorme pour sauver sa tête. Il mourait en 1676, quelques mois après la naissance de son fils. Dès sa plus tendre jeunesse, François II fut élevé pour régner. Conformément aux traditions de sa famille et d’Etienne Báthori en particulier, sa grand-mère, Zsófia Báthori, visait pour lui la couronne de Pologne, tandis qu’Ilona Zrínyi voyait en son fils l’héritier de la Principauté de Transylvanie. Sur ses immenses domaines s’étendant sur des régions entières et dans toute la Haute-Hongrie, nobles et paysans l’honoraient du titre de «Prince» ou de «jeune Prince»: sa personne entrait très tôt dans les comptes de Vienne. A neuf ans, il prit part, aux côtés de son père adoptif Imre Thököly, à la campagne de Haute-Hongrie. Pendant les opérations, il vivait dans le château de Munkács assiégé par les Impériaux, et son nom fut connu pour cela dans toute l’Europe. Durant les trois années de siège, Ilona Zrínyi fit des démarches diplomatiques pour permettre à son fils d’être élevé à la cour de Pologne ou en France sous des garanties internationales. Après la reddition du château, il fut séparé de sa famille: pupille de l’Empereur Léopold, il fut élevé parmi les fils des aristocrates autrichiens, au collège des Jésuites de Neuhaus, en Bohême, puis fit des études à l’Université de Prague, où il s’intéressait surtout à l’architecture et aux sciences. Ensuite, dans le palais viennois de son beau-frère, le comte d’Aspremont, représentant du groupe francophile de l’aristocratie militaire autrichienne, il fit la connaissance des rapports internationaux d’Europe. Descendant des Princes de Transylvanie, destiné à un rôle éminent en Hongrie, il obtint la main de la princesse Charlotte Amélie de Hessen-Rheinfels, puis, grâce à ce mariage et à l’appui des parents européens des Hessen-Rheinfels, le titre du prince du Saint Empire romain. Lecteur assidu des écrivains politiques contemporains, il étudiait plus particulièrement les méthodes de gouvernement modernes.

L’année 1694 vit son retour en Hongrie où il participa à la vie politique en tant que comes perpétuel du comitat de Sáros. En 1697, un soulèvement éclata en Hegyalja, fameuse région viticole et centre du commerce du vin. Organisés et armés par des anciens lieutenants de Thököly, les viniculteurs, serfs et habitants de bourgades insurgés demandèrent à Rákóczi de se mettre à leur tête dans la lutte qu’ils lançaient pour l’indépendance du pays et contre le régime Habsbourg s’octroyant le monopole du commerce et recourant à la coercition militaire. Mais cette fois-ci, Rákóczi déclina leur offre. Il estimait que cette entreprise, isolée tant géographiquement que socialement et basée essentiellement sur l’aide espérée des Turcs, n’avait guère de chance de réussir. Toutefois, il deviendra, dès 1698, chef d’un mouvement qui, organisé {f-362.} par le comes du comitat d’Ung, Miklós Bercsényi, ainsi que par d’autres magnats et la petite noblesse de la Haute-Hongrie, couvrait l’ensemble du pays, y compris la Transylvanie. Les conjurés entrèrent également en contact avec Louis XIV. Cependant, la conspiration fut découverte par Vienne au printemps 1701. Arrêté et emprisonné, Rákóczi sauva sa vie, grâce à un complot international, en s’évadant de la cellule où son grand-père, Péter Zrínyi avait été incarcéré avant son exécution. Réfugié en Pologne, Rákóczi prépara, avec Bercsényi, les conditions diplomatiques, matérielles et militaires d’une guerre d’indépendance.

En 1700 et 1701, quand Rákóczi était déjà, avec Bercsényi et un groupe de nobles de la Haute-Hongrie, en train d’organiser son mouvement dans le pays, il envoyait ses agents aussi en Transylvanie pour traiter avec le gouverneur et Miklós Bethlen. Les premiers projets des conspirateurs relatifs à la Transylvanie ne nous sont connus que par leurs lettres envoyées aux souverains de France et de Pologne. D’après celles-ci, après avoir réuni ses troupes dispersées sur le territoire turc, Thököly devait rentrer en Transylvanie pour occuper le trône princier. Il fallut cependant, au printemps 1703, se rendre à l’évidence: pour ne pas violer le traité conclu avec les Habsbourg, la Porte refusait de libérer Thököly. Dans le même temps, ses anciens lieutenants s’avéraient incapables d’organiser les insurgés en unités de combat.

Dès 1701-1702, la pression fiscale de Vienne fit naître dans les villes et les régions minières transylvaines des mouvements de protestation; les habitants de la Terre sicule, des villages contrôlés par les châteaux ainsi que les mineurs inquiétaient, par leur révoltes sporadiques, la cour de Vienne. En dehors des 8 000 soldats impériaux stationnés dans la Principauté, les garnisons allemandes de la Transylvanie de l’Ouest et les troupes auxiliaires serbes installées autour de Várad pour surveiller le Partium étaient prêtes à intervenir à tout moment. Bussy de Rabutin fit décapiter le principal «juge du roi» Johann Harteneck qui réclamait des droits pour les Saxons, puis fit emprisonner Gábor Nagyszegi, chef du mouvement anti-uniate roumain (1702). Il fit mettre aux fers bourgeois, artisans et Sicules; il convoqua, à Szeben, des aristocrates, gentilshommes et officiers et les fit garder derrière les murailles de la ville. Seul le capitaine de Kővár, le jeune Mihály Teleki, échappa à Bussy de Rabutin en s’enfermant dans son château.

Dès l’automne 1703, après avoir occupé la Haute-Hongrie, Rákóczi s’adressa aux Ordres de Transylvanie par des manifestes séparés destinés aux comitats, aux Sicules et aux Saxons. De plus, il fut le premier homme politique hongrois à lancer un manifeste à la «nation roumaine». Mais il dut attendre le printemps de 1704 pour disposer d’une force armée capable d’occuper la Transylvanie. Cependant, le rêve de Louis XIV d’encercler Vienne par des troupes françaises et hongroises venait de s’évanouir et la victoire remportée par les alliés sous la conduite du duc de Marlborough (par l’armée anglaise et l’armée impériale commandée par le prince Eugène) à Höchstädt

Blenheim (le 13 août 1704) donnait l’avantage décisif aux Impériaux. La guerre s’annonçant longue, la diplomatie était devenue un élément central de la politique: Rákóczi ne put pas se passer des relations avec les pays de l’Europe. En fait, l’importance de la Principauté de Transylvanie avait été attestée à maintes reprises au cours du siècle précédent par des traités internationaux qui incluaient dans leurs stipulations les intérêts spéciaux de la Transylvanie, et de ce fait, reconnaissaient sa souveraineté. En tant que Prince de Transylvanie, Rákóczi incarnait donc cette souveraineté et son pouvoir légitime, ce qui permettait à ses ambassadeurs d’apparaître dans les cours {f-363.} des pays protestants: la Suède, l’Angleterre, la Hollande, les principautés allemandes.

D’autre part, Rákóczi fut sollicité d’entrer en Transylvanie tant par les magnats s’étant échappés de Szeben sous prétexte d’une opération militaire impériale à accomplir ou simplement en s’enfuyant, que par les délégués que lui avaient envoyés les sièges Sicules, les insurgés rassemblés près de Brassó, sur le champ du Barcaság, et les bourgeois des villes. Sur le plan de son organisation militaire et économique, le mouvement d’indépendance transylvain prit un certain retard par rapport à celui du Royaume, et ce retard lui coûta cher. Le Roumain Pintes Grigore, chef des insurgés de Máramaros et de la région de Kővár tomba; les troupes du capitaine des Sicules, Mihály Henter et celles de István Guthi et de Pál Kaszás, anciens capitaines de Thököly, subirent de lourdes défaites. L’armée impériale se livra à des représailles: le 13 mars 1704, elle incendia la ville de Nagyenyed et son fameux collège calviniste, et passa au fil de l’épée ceux qui s’y étaient réfugiés. Femmes et enfants, professeurs et élèves trouvèrent la mort ou furent blessés sous les ruines noircis de ses murs.

Dans un libelle intitulé Columba Noe imprimé sous le pseudonyme de Fridericus Gotefridus Veronensis à Amsterdam, le chancelier Miklós Bethlen qui restait à Szeben, s’adressa à l’Europe afin de faire revenir la paix dans son pays. Il proposa que l’indépendance de la Transylvanie fût rétablie avec des garanties internationales, sous l’autorité d’un prince protestant, car selon lui – Rákóczi et son entourage partageaient cet avis – la Principauté était un facteur non négligeable du point de vue de l’équilibre européen. Entre-temps, en fin de printemps 1704, Rákóczi envoya des renforts en Transylvanie, ce qui permit aux insurgés de s’emparer de la majeure partie du pays. Le nouveau commandant suprême, le comte Simon Forgách refoulait les troupes de Bussy de Rabutin dans les villes de Szeben et de Brassó. János Radvánszky, conseiller de l’organe gouvernemental du nouvel Etat dans le Royaume, dit Consilium Aulicum, se mit à réorganiser l’administration et l’économie dans la Transylvanie passée sous l’autorité de Rákóczi.

Le 8 juillet 1704, les Ordres de Transylvanie, réunis en diète à Gyulafehérvár, élirent Rákóczi Prince.

Ce fut à la Diète hongroise de Szécsény (1705) que Rákóczi et ses collaborateurs définirent les rapports du Royaume et de la Principauté – acte impossible à différer car l’on apprit pendant cette Diète que le Prince Eméric Thököly était décédé en Asie Mineure. L’assemblée décida alors que les «deux patries», le Royaume et la Principauté de Transylvanie, seraient désormais liées dans les cadres d’une confédération. Dès l’automne, Rákóczi voulut se rendre en Transylvanie, mais son armée subit une défaite le 11 novembre 1705 dans le défilé de Zsibó. Ainsi ce ne fut qu’au printemps de 1706, à la Diète de Husit que les Ordres de Transylvanie purent confirmer la confédération des deux pays. Les Sicules y furent représentés par Benedek Henter, les comitats par Zsigmond Balogh, les villes par Péter Gálffi, le Partium par György Dolhay, les Saxons par Andreas Soppel, les Roumains par Gábor Nagyszegi. Au nom du parti aristocratique, Simon Kemény, Mihály Teleki, Mihály Mikes, Ábrahám Barcsai, János Sándor et d’autres votèrent la confédération.

A la mort de l’Empereur Léopold Ier, au printemps 1705, le trône fut occupé par son fils Joseph Ier, en vertu du droit de succession. La Principauté transylvaine de François II Rákóczi lésait les intérêts tant politiques que dynastiques des Habsbourg. Aussi le gouvernement de Vienne ne cessait-il d’engager des effectifs importants pour la défense de la Transylvanie et de {f-364.} mettre en jeu tout son poids diplomatique pour se défaire de Rákóczi en tant que Prince. Mais la population protestante de l’Angleterre et de la Hollande exprima de plus en plus sa sympathie pour ses coreligionnaires de Transylvanie; dans le royaume insulaire on fit des collectes afin de faire reconstruire le collège de Nagyenyed incendié. Quant à leurs gouvernements qui, voulant accéder aux produits des mines de cuivre et de mercure de la Haute-Hongrie et de la Transylvanie, comme garantie des prêts consentis, ils proposèrent d’agir en médiateurs entre Rákóczi et le roi Joseph. L’ambassadeur d’Angleterre, George Stepney et son homologue hollandais, Jacob-Jan Hamel-Bruynincx reconnurent à la Principauté de Transylvanie le droit d’avoir sa souveraineté, son économie indépendante et sa liberté de confession. Mais la Cour impériale repoussa obstinément le projet de conclure une paix dans ce sens avec des garanties internationales.

La situation militaire était telle que Rákóczi ne put entrer en Translyvanie qu’au printemps 1707. «Rien ne manque à la Transylvanie qu’un bon prince, père de son peuple», dit François II Rákóczi lorsqu’il fut investi de la dignité princière, à la Diète de Marosvásárhely, après avoir fait le tour du pays de ses ancêtres. Cette Diète vota toute une série de réformes visant la création d’une armée permanente, l’immunité des soldats serfs par rapport au régime seigneurial, le renforcement de l’économie d’Etat, le développement de la production minière, la confirmation des libertés religieuses et la réglementation des charges relatives à l’entretien de l’armée. Tous les efforts du commissariat chargé du ravitaillement de l’armée, du Consilium (organe central du gouvernement) et de Jakab Grabarics, excellent spécialiste, trésorier des mines des Monts métalliques, s’avérèrent néanmoins peu efficaces en raison du peu de temps dont ils disposaient. Les chefs militaires – le comte Lőrinc Pekry, puis le baron Sándor Károlyi – durent s’incliner devant la supériorité numérique des Impériaux qui finirent par occuper la Principauté. Conduite par Mihály Mikes, l’armée transylvaine se replia sur la Moldavie et bon nombre de soldats et de familles de Transylvanie se réfugièrent dans les comitats voisins de la Haute-Hongrie.

A la charnière de 1708 et 1709 il était devenu clair que les pays européens belligérants s’épuisaient et se préparaient à la paix. Considérant que seule une paix qui fût basée sur une conciliation des intérêts pourrait garantir le calme et l’équilibre des forces dans une Europe future, l’on poursuivait des négociations pendant des années. Rákóczi et ses diplomates, qui étaient parfaitement conscients de l’importance de ces négociations pour l’avenir, firent tout leur possible pour obtenir la réalisation des promesses que la France avait faites afin d’encourager et de déclencher la guerre d’indépendance. Quant aux délégués de l’Angleterre et des Provinces Unies, ils reconnurent en 1706 comme une revendication légitime que le rapport entre la Maison de Habsbourg et le Royaume de Hongrie soit réglé avec une médiation internationale et que la Principauté de Transylvanie soit inclue dans le traité de «paix universelle» mettant un terme aux guerres d’Europe. Rákóczi envoya ses ambassadeurs aux conférences préliminaires de La Haye (1709) et de Geertruidenberg (1710), mais ils ne pouvaient mener que des pourparlers semiofficiels avec les représentants des deux puissances maritimes, l’Angleterre et les Provinces Unies; ils réussirent cependant à faire parvenir leurs revendications devant le parlement britannique; leur mission ne fut donc pas sans porter des fruits. Rákóczi se déclara prêt à renoncer à son titre de Prince de Transylvanie, mais tenait fermement à l’indépendance du pays et à la garantie de sa souveraineté. Le duc de Marlborough et Anton Heinsius, chef du {f-365.} gouvernement hollandais, jugèrent l’attitude de Rákóczi fort honorable. En Angleterre, un album vit le jour à cette époque, dans lequel les nations de la Transylvanie étaient présentées à travers cent-cinquante peintures sur fin papier de Norfolk et avec des légendes en anglais. L’attention du peintre – son nom est encore inconnu – de ces aquarelles d’un haut niveau artistique fut retenue non seulement par la Transylvanie protestante: il offrait un tableau détaillé aussi de la composition ethnique et confessionnelle de toute la population. L’intérêt sans précédent porté à la Transylvanie par l’opinion anglaise s’explique sans doute par la conception politique fondamentale que l’Angleterre avait adoptée à cette époque. Formulée notamment par Defoe, la devise politique disant que «le bon équilibre des puissances fait vivre la paix» (A just Balance of Power is the Life of Peace) s’accordait parfaitement avec la conviction constamment proclamée de l’Etat de Rákóczi: une Transylvanie indépendante pourrait contribuer à l’équilibre des forces et servir de bastion de la paix en Europe. La même idée fut exprimée dans la brochure que l’abbé Dominique Brenner, diplomate de Rákóczi, publia en latin et en français pour informer l’Europe, et qui se réclamait des idées de Grotius et du droit naturel. Cet écrit, qui rendit aussi compte des accords conclus antérieurement entre le gouvernement des Habsbourg et la principauté de Translyvanie et énuméra les documents de l’indépendance de cette dernière, parut en août 1710, au moment même où Rákóczi annonça dans un manifeste qu’avec la médiation de plusieurs pays, on entamait les négociations de paix. Dans une lettre séparée, Rákóczi sollicita l’aide de la reine Anne afin qu’un accord éventuel entre la Maison de Habsbourg et la Hongrie soit entouré de garanties internationales. Aussi la reine délégua-t-elle, auprès de son ambassadeur à Vienne, un envoyé spécial, Charles Mordaunt, Earl of Peterborough, qui avait pour tâche principale de servir d’intermédiaire entre Rákóczi et l’Empereur Joseph Ier dans les négociations en vue de terminer la guerre de Succession d’Espagne par un traité de paix. Cependant, le prince Eugène de Savoie, soucieux des intérêts de l’Empire et de la dynastie, se servit de tous les moyens pour terminer la guerre en Hongrie non pas par un traité entre Etats, mais par un accord entre le souverain et ses sujets. Il tenait en particulier à la Transylvanie et s’efforça de détacher la Principauté du camp de Rákóczi grâce à la double arme de la violence et des actes de clémence fort étendus. A ceux qui avaient pris la fuite on confisqua leurs propriétés, biens et maisons, on détruisit leur foyer, on tracassa et rançonna durement leurs familles qui restaient sur place, et même leurs parents lointains. D’autre part, l’Empereur Joseph promit à tous ceux qui retourneraient en Transylvanie un pardon total et la restitution sans faille de leurs biens à condition de jurer fidélité à la Maison de Habsbourg.

Parallèlement aux négociations qui furent entamées entre les deux généraux chargés de préparer le cessez-le-feu, puis le traité de paix, le comte János Pálffy, commandant en chef de l’Empereur en Hongrie, et le baron Sándor Károlyi, commandant en chef de Rákóczi, les membres hongrois et saxons du Conseil de Transylvanie prêtèrent de nouveau serment de fidélité à Rákóczi et affirmèrent qu’ils ne considéraient que les intérêts du peuple de la «douce Patrie» (décembre 1710). Voulant se ménager une liberté de mouvement dans ses relations internationales, Rákóczi se retira en Pologne avec ses principaux dirigeants, d’où il réussit à trouver le contact indirect avec Peterborough menant des pourparlers avec Eugène de Savoie à Vienne. Mais il ne parvint cependant pas à empêcher l’accord vivement sollicité par la Cour impériale. Au début de printemps 1711, Károlyi conclut un accord séparé avec Pálffy, céda la place forte d’Ecsed aux Impériaux et fit parvenir à Mihály Mikes, en {f-366.} Moldavie, le message du commandant en chef impérial. Tout cela provoqua la panique parmi les Transylvains. Vienne ayant renouvelé la paix avec les Ottomans alors même que la Porte déclarait la guerre à la Russie, les hommes politiques transylvains effrayés par l’idée d’une intervention turque envoyèrent quelques membres du Conseil princier à la réunion de Szatmár où on négociait déjà la paix à l’insu et sans l’autorisation de Rákóczi.

Afin de se concilier la bienveillance des médiateurs anglais et hollandais et pour pouvoir terminer la guerre de Hongrie avant l’annonce de la mort de l’Empereur Joseph Ier, survenue subitement le 17 avril 1711, Eugène de Savoie reprit plusieurs stipulations de Rákóczi avancées en faveur des Transylvains; il promit non seulement la restitution des biens de la noblesse transylvaine, mais fit aussi entrevoir une solution du problème confessionnel dans un esprit de tolérance.

Parmi les signataires du document de traité de paix conclu le 29 avril 1711, Mihály Barcsai et Mihály Teleki fils représentaient le Conseil princier de Transylvanie, István Hunyady et János Szász, bourgmestres respectivement de Nagybánya et de Felsőbánya, le signèrent au nom des villes. Leurs noms, tout comme ceux des colonels des armées transylvaines et de l’armée de Hongrie figuraient à titre privé sous le texte scellant le compromis, sans garantie aucune, entre la dynastie et les Ordres. Presque tous les Transylvains qui étaient partis pour la Moldavie, la Pologne ou dans le Royaume, retournèrent dans leur pays; en été 1711, Mihály Mikes aussi fit acte de fidélité devant le commandant impérial de Brassó. Peu de Transylvains rejoignirent dans son émigration le Prince ayant perdu son pays.

Une fois parvenu en France, Rákóczi fit encore des démarches pour obtenir que la Transylvanie soit inclue dans la paix européenne. Au moment des négociations de paix d’Utrecht, Rákóczi, attachant quelques espoirs aux promesses françaises, adressa un manifeste aux peuples d’Europe, dans lequel il affirma que «selon le droit humain les peuples opprimés doivent, en cas ultime, être secourus» par les puissances d’Europe, et il cita quantité d’exemples pour prouver que nombreux furent les petits pays qui avaient recouvré par des traités de paix leur indépendance «que certaines grandes puissances avaient arrachée sous différents prétextes – parfois par la simple conquête. Le cas de la Transylvanie, grosso modo, en relève, car elle doit posséder ces mêmes droits».*Déduction des droits de la Principauté de Transylvanie (1713, Utrecht), in: A Rákóczi szabadságharc és Európa (La guerre d’indépendance de Rákóczi et l’Europe). Publ. par BÉLA KÖPECZI, Budapest, 1970, 385.