3. La Dacie, province romaine


Table des matières

Conquête et organisation de la province

Au Ier siècle avant notre ère, la frontière européenne de l’Empire romain se figea le long du Rhin et du Danube, conformément au principe de créer une ligne de défense militaire qui épousât le cours des eaux séparant l’Empire de ses voisins. En effet, ces grands fleuves rebutaient les ennemis de Rome et entravaient les incursions mineures, tout en facilitant, pour les Romains, le transport des troupes, des vivres et des matériaux entre les forts et les postes de vigie installés aux points stratégiques et aux abords des gués. Les peuples vivant près du limes furent amenés, parfois par la force, à accepter l’alliance romaine. Or, une puissance étrangère forte ne pouvait être intégrée dans ce système. Aussi, riches de l’expérience des 150 années écoulées, les Romains ne considéraient pas comme définitive la paix conclue en 89 avec Décébale, encore qu’elle ne fût rompue par aucune des deux parties pendant fort longtemps. Avec sa puissance politique, économique et militaire, la Dacie constituait, aux yeux de Rome, une source permanente de conflits.

Cependant, la situation intérieure ajoutée à des considérations de politique extérieure empêchèrent l’Empire, pendant les vingt années qui suivirent, d’entreprendre une nouvelle campagne contre les Daces. L’année 89 vit la {f-37.} révolte d’Antonius Saturninus en Germanie, tandis que la guerre sarmate de 89-92 immobilisa plusieurs légions romaines en Pannonie. Après 93, l’exécution d’un assez grand nombre de sénateurs d’opposition et la crise profonde de l’autorité impériale conduisirent à l’assassinat de Domitien, en 96. Après le court règne de Nerva, Trajan (98-117) se mit bientôt à préparer la guerre dace. L’empereur fit des efforts sans précédent pour rendre la victoire aussi sûre que possible. Il avait à sa disposition une immense force armée: les légions, les troupes auxiliaires et les diverses unités stationnées le long du Moyen et du Bas-Danube comptaient près de 200 000 hommes. La plupart de ces effectifs prirent part à la campagne commencée en 102.

Après des préparatifs d’une durée de trois ans, l’armée romaine se mit en route. Comme on ne dispose que de quelques fragments des ouvrages contemporains écrits sur cette guerre, on doit essentiellement se fonder – en dehors des śuvres de l’historiographe Cassius Dio (IIIe siècle) et du relief en forme de bande, long de 200 mètres, de la colonne triomphale élevée plus tard à Rome – sur les fouilles archéologiques. L’état-major était commandé par l’empereur en personne, assisté de son ami et collaborateur le plus proche, Licinius Sura. Une grande partie des troupes fut concentrée aux environs du camp militaire de Viminacium, en Mésie supérieure. L’objectif final était d’investir Sarmizegethusa Regia, «capitale» protégée par un réseau de fortifications de Décébale, vers laquelle les troupes romaines s’acheminaient de plusieurs directions.

Les principales directions de l’offensive furent définies en fonction des possibilités de franchir le Danube, à des endroits protégés par des bateaux de guerre. A l’extrémité occidentale, une armée partit de Lederata (Ram, Yougoslavie) et traversa la partie orientale du Banat pour fonder une base militaire dans les monts de Hátszeg. Il apparaît des notes de l’empereur, dont un fragment de quelques mots s’est conservé, que lui-même prit cette route pour conduire ses troupes vers l’intérieur de la Dacie. Une deuxième armée fort nombreuse lança son attaque depuis Drobeta (Turnu-Severin), alors que certaines unités franchirent le Danube à Dierna (Orsova).

Comme, d’entrée de jeu, les Romains eurent nettement l’avantage, les Daces demandèrent bientôt la paix. Mais Décébale refusa de se rendre personnellement aux négociations et les combats reprirent de plus belle. Le long des frontières septentrionales de la Mésie inférieure, les troupes romaines se déployaient sur une longue ligne de front et s’avançaient, depuis le Danube, vers les Carpates du Sud. Lorsqu’elles réussirent à encercler le mont de Szászváros, Décébale se vit contraint de se rendre et d’accepter des conditions de paix extrêmement dures qui consacraient de facto la fin du royaume de Dacie. Les Daces durent livrer aux vainqueurs leurs armes, machines de guerre et officiers du génie, aussi bien que les déserteurs romains réfugiés chez eux; de plus, ils furent contraints de raser leurs fortifications, de céder à l’Empire les territoires occupés par les Romains, et de renoncer à toute politique étrangère indépendante de Rome. La moitié occidentale de la Dacie occupée par les Romains fut rattachée à la Mésie supérieure et la moitié orientale à la Mésie inférieure. Aussitôt la guerre terminée, Trajan fit construire par son architecte Apollodore le pont de pierre de Drobeta afin d’assurer, indépendamment des conditions climatiques, les communications et l’approvisionnement de l’armée au-delà du Danube.

Décébale tenta cependant de réorganiser la résistance armée. Il réussit à reconquérir une partie de son pays et noua des alliances avec les peuplades voisines. Il fit capturer un officier romain de haut rang nommé Longinus pour {f-38.} exercer un chantage auprès de l’empereur, puis tenta de faire assassiner Trajan (Cassius Dio, LXVIII, 11, 3). La réaction romaine ne se fit pas attendre longtemps: la seconde guerre dace éclata dès 105. Trajan se proposa alors d’attaquer le cśur même de la Dacie: Sarmizegethusa Regia. Les places fortes daces furent occupées et démantelées les unes après les autres en 106. Les défenseurs de la dernière forteresse s’empoisonnèrent avant l’assaut romain. Décébale prit la fuite. Ensuite, pour éviter de se retrouver en captivité, il se donna la mort. Un soldat romain, Claudius Maximus, coupa la tête du roi et se rendit devant l’empereur pour lui offrir cet illustre trophée.

De retour à Rome, après une marche triomphale, Trajan fit exposer au public la tête de Décébale sur l’escalier des Gémonies et fit célébrer la destruction de l’exécrable adversaire par des jeux de cirque. On frappa également des monnaies portant l’inscription DACIA CAPTA. L’ensemble du territoire naguère possédé par la Dacie fut occupé par l’armée romaine.

Ce fut à l’occasion de ces deux guerres daces que l’armée romaine franchit pour la première fois la frontière européenne fixée le long des fleuves de l’Empire et ce, dans l’intention de prévenir la menace d’une agression ennemie en lançant une campagne de conquête pour faire du territoire ennemi une province romaine – encore que les maîtres de Rome eussent souvent hésité à conserver la Dacie comme province.

La mise en place de l’administration romaine s’effectua rapidement sous le gouvernement de Terentius Scaurianus, premier légat de la province romaine de Dacie (106-110/112). Les monnaies portant l’inscription DACIA AUGUSTI PROVINCIA datent de 112. Scaurianus réussit à introduire toutes les mesures nécessaires pour transformer le territoire occupé en province impériale. Il fit recenser la population et mesurer la superficie des terres. Or les tâches les plus urgentes étaient le tracé des frontières fortifiées et l’organisation de la défense militaire. Dans les provinces d’Europe, les légions et les troupes auxiliaires étaient, en premier lieu, stationnées sur les frontières fluviales du Danube et du Rhin. En l’absence de cours d’eau important, comme par exemple en Germanie méridionale ou en Rhétie, on installa partout des ouvrages de défense comportant levées de terre et fossés, aménagés, malgré l’inégalité des surfaces, en ligne parfaitement droite. Or, en Dacie, les conditions géographiques ne favorisaient la mise en place d’aucun de ces deux systèmes. Les conquérants mirent dix ans environ à créer une véritable chaîne de camps militaires; ceux situés en bordure de la province marquaient aussi les frontières de l’Empire romain.

La protection militaire de la nouvelle province fut d’abord confiée à deux légions, renforcées d’un grand nombre de troupes auxiliaires. La legio IIII Flavia stationnait à Bersobis (Bersovia) jusqu’en 118-119. L’autre, la legio XIII Gemina, campait probablement, dès son installation, à Apulum (Gyulafehérvár), au cśur de la Transylvanie.

Pour ce qui est des troupes auxiliaires, elles consistaient en des unités de 500 hommes, fantassins et cavaliers, et des unités de 1000 cavaliers. L’organisation des unités d’armes fut définitivement fixée dès les années vingt du IIe siècle. L’armée romaine envoyée en Dacie procéda immédiatement à la construction des routes, celles-ci étant d’une extrême importance stratégique dans une province qui s’avançait en profondeur à l’intérieur des territoires ennemis.

Trajan fit établir les vétérans des guerres daces à Colonia Dacica (l’ancienne Sarmizegethusa), première ville de Dacie romaine. Il fit venir dans la nouvelle province de grands effectifs de colons destinés à peupler les terres désertées pendant les hostilités. Les enfants jouant dans le giron d’une figure féminine {f-39.} incarnant la Dacie sur les médailles frappées pour célébrer la fondation de la province symbolisent sans doute cette śuvre colonisatrice.

La création de la province romaine de Dacie fut suivie, en 107-108, de combats sur la frontière ouest. Nos sources apportent très peu de lumière sur ce point: on sait seulement (SHA, vita Hadr., 3, 9) que le légat de la Pannonie Inférieure, le futur empereur Hadrien entra en guerre avec les Iazyges et les Sarmates établis entre le Danube et la Tisza bien que ceux-ci eussent aidé les Romains lors des guerres daces. Les Sarmates gardaient sans doute rancune aux Romains puisque, malgré leurs sollicitations réitérées, Trajan refusait de leur restituer la moitié orientale du Banat que Décébale leur avait arrachée avant les guerres daco-romaines (Cassius Dio, LXVIII, 10, 3-4). D’autre part, les Iazyges installés entre le Danube et la Tisza se trouvaient maintenant voisins des Romains non seulement à l’ouest et au sud, mais aussi à l’est, ce qui n’était pas sans les inquiéter.

Ces luttes une fois terminées, la stabilité politique semblait être garantie dans la province.

Or, ces espoirs eurent tôt fait de s’évanouir. Après la disparition de Trajan, en 117, le territoire de la Dacie devint le théâtre de la première grande confrontation entre l’Empire romain et les peuples des territoires limitrophes. Les Iazyges et les Roxolans envahirent le deux Mésies. Les luttes n’épargnèrent pas la Dacie, où la situation s’aggrava singulièrement après la mort du vaillant légat Quadratus Bassus, brillant chef militaire. Les Roxolans étaient entrés en guerre par suite de la diminution des subsides versés par Rome, tandis que les Iazyges voulaient obtenir satisfaction de leurs revendications territoriales; de plus, la province romaine nouvellement créée avait séparé, dans la région du Bas-Danube, ces deux peuples apparentés. Hadrien se rendit personnellement d’abord en Mésie, puis en Dacie, où, à Drobeta, «craignant de voir les Barbares occuper les fortifications qui protégeaient le pont et franchir aisément le Danube, il en fit détruire le tablier» (Cassius Dio, LXVIII, 13, 6). L’empereur finit par se concilier avec les Roxolans en s’engageant à rétablir les montants antérieurs des subventions. En ce qui concerne la menace iazyge, il recourut à une formule jusque-là inédite en nommant le valeureux officier de l’ordre équestre Q. Marcius Turbo à la tête de la Pannonie Inférieure et de la Mésie à la fois, ce qui permit à celui-ci d’attaquer les Iazyges simultanément de deux côtés, mais ils cessèrent bientôt toute résistance.

La guerre sarmate de 116-118 avait montré que l’importance de la Dacie était minime du point de vue de la prévention et du refoulement des attaques ennemies contre les provinces situées au sud du Danube. En anéantissant le royaume de Décébale, les Romains avaient définitivement écarté le péril dace, mais ils avaient en même temps supprimé une zone tampon susceptible d’arrêter les tribus sarmates. Or celles-ci, de plus en plus puissantes, menaçaient déjà non seulement le limes danubien, mais aussi la Dacie, en particulier la région du Temes (Banat) et de l’Olténie. Cavaliers nomades, les Sarmates étaient d’un moindre danger pour la Transylvanie montagneuse mais, alliés aux tribus «daces libres», celtes et germaniques établies près de la frontière septentrionale de la Dacie, ils pouvaient lancer des attaques concentrées sur l’ensemble du limes du Bas-Danube ainsi que sur les frontières de la Dacie. Par conséquent, la défense du limes, singulièrement allongé à la suite de l’annexion de la Dacie, exigeait la présence d’une force armée beaucoup plus importante qu’avant. C’était peut-être pour cette raison qu’Hadrien – dont les conceptions stratégiques étaient de caractère plutôt défensif – envisageait déjà, au {f-40.} début de son règne, de faire évacuer la Dacie (Eutropius, VIII, 6, 2). La situation militaire aurait d’ailleurs entièrement justifié une telle décision. En effet, l’idée de renoncer à des conquêtes de son prédécesseur faites au prix de guerres coûteuses n’était pas du tout étrangère à Hadrien: il ordonna en effet à son armée d’évacuer les territoires occupés au-delà de l’Euphrate et du Tigre. Il finit pourtant par renoncer à son projet et s’employa à réorganiser la défense de la province. Il fit revenir la legio IIII Flavia à son précédent campement en deçà du Danube, à Singidunum (Belgrade), pour renforcer ainsi le limes danubien contre l’éventualité d’incursions iazyges. En dehors de la défense proprement dite de son territoire, les forces militaires de la Dacie devaient surtout jouer un rôle tactique dans les combats consécutifs à l’attaque ennemie. Au lieu d’opérer de manière autonome, son armée ne pouvait, le plus souvent, résister efficacement que conjointement avec celles d’autres provinces.

Dans ses provinces frontalières européennes, l’Empire romain s’employait à établir une ligne défensive qui pût marquer très visiblement la frontière devant les peuples barbares et assurer en même temps des communications terrestres ou fluviales rapides entre les forteresses qui jalonnaient le limes. La question est de savoir quel intérêt Rome avait à conserver une province difficile à contrôler, alors qu’elle possédait déjà la frontière danubienne, plus courte et beaucoup plus conforme à la stratégie habituelle de la défense romaine. Pourquoi l’empereur a-t-il décidé, non sans quelques hésitations, il est vrai, de conserver une province dont la défense exigeait la présence d’une force armée beaucoup plus grande et beaucoup plus coûteuse que celle des autres provinces? La réponse: Rome, qui n’avait pas évacué ce territoire au sortir des guerres daces, ne pouvait le faire plus tard sans une perte considérable de son prestige. Il est à présumer en outre que les gisements d’or de Transylvanie durent dans une large mesure inspirer à Rome la décision de se maintenir dans cette province.

La mise en place de l’administration romaine

L’śuvre d’organisation amorcée sous Marcius Turbo, mais qui se prolongea vraisemblablement encore sous le gouvernement de son successeur, Iulius Severus (120-126), concernait le tracé des frontières et la disposition des forces armées de Dacie, aussi bien que les territoires voisins du Barbaricum, à savoir le Banat, l’Olténie et la Valachie. Ce fut au plus tard à cette époque qu’on fit revenir de Valachie les unités de l’armée de la Mésie Inférieure qui y stationnaient et qu’on abandonna ainsi un territoire occupé dans les guerres daces. La partie de la Dacie située à l’ouest de la rivière Olt fut organisée en une nouvelle province sous le nom de Dacie Inférieure, gouvernée par un procurator de l’ordre équestre. Cette province, qui ne devait pas accueillir de légion romaine, bénéficiait d’une certaine autonomie sur le plan administratif. Elle était limitée au sud par le Danube, au nord-ouest par la Dacie Supérieure, à l’est, en partie par les camps disposés en ligne le long de l’Olt, en partie par le Limes Transalutanus, une ligne fortifiée qui était à peu près parallèle à l’Olt, à une distance de 25-35 kilomètres.

La partie centrale du royaume de Décébale – qui comprenait le centre de la Transylvanie et l’Est du Banat jusqu’aux Carpates orientales – reçut le nom de Dacie Supérieure. Après le départ de la legio IIII Flavia, la seule légion de Dacie fut la legio XIII Gemina stationnant à Apulum (Dacie supérieure, {f-41.} où siégeait le légat de la province, également chargé du commandement de la légion).

Probablement dès le moment de la réorganisation politique de 118, mais de toute façon avant 124, le Nord de la Dacie (la Transylvanie septentrionale) devint une province distincte appelée Dacia Porolissensis, du nom du campement militaire de Porolissum (Mojgrad). En l’absence de légion romaine, cette province était gouvernée, comme la Dacie Inférieure, par un procurator de l’ordre équestre. Le légat de la Dacie Supérieure exerçait un contrôle militaire sur les deux autres provinces. La Dacie unifiée fut ainsi scindée en trois parties.

II y avait au total quelque 80 camps militaires en Dacie. L’insuffisance des recherches archéologiques ne nous permet pas d’établir l’ordre chronologique dans lequel ils furent construits (il est possible que certains d’entre eux n’aient été utilisés que provisoirement). Le nombre assez élevé des forteresses s’explique également par le fait que les Romains n’avaient installé que quelques camps de dimensions habituelles outre les petits forts sur la frontière de l’Olt et le Limes Transalutanus; ainsi une seule unité militaire était répartie entre plusieurs forteresses. En Dacia Porolissensis, les garnisons des 15 camps étaient fournies, en 164, par 3 unités de cavalerie et 12 unités d’infanterie, soit au total, si on excepte les détachements de légionnaires, près de 11 500 hommes. Les effectifs de l’ensemble de l’armée de Dacie du IIe siècle sont estimés à 45 à 50 000 soldats.

Les quelque 15 camps de la première période étaient entourés de levées de terre renforcées de pieux. Plus tard, ils furent protégés, entièrement ou en partie, par des murailles ainsi que des ouvrages de défense en pierre. Amorcés sous le règne d’Hadrien, ces travaux se poursuivirent sous Antonin le Pieux. Certaines fortifications ne furent cependant pas achevées avant le début du IIIe siècle.

Au témoignage du milliaire d’Ajtony, qui date de 109-110, la construction des principales routes militaires commença dès l’occupation romaine et dura probablement jusqu’à la réorganisation politique de 118. Leur tracé nous est connue grâce à la Tabula Peutingeriana, un relevé de routes du IIIe siècle qui note les distances entre les localités, des camps pour l’essentiel. La Tabula indique les routes principales qui conduisaient, via Apulum, jusqu’à la frontière du Nord depuis Dierna et les deux ponts de Lederata et de Drobeta qui reliaient la Dacie à l’Empire, en traversant le Danube. Ces routes assuraient la communication entre les lieux de passage stratégiques, la capitale de la province et la frontière septentrionale. La carte ne signale pas les routes de la Dacie de l’Est, puisque ce territoire fut évacué par l’armée romaine vers le milieu du IIIe siècle, c’est-à-dire avant l’élaboration de la carte en question.

On connaît bien la route qui reliait la Dacie à la Pannonie Inférieure à travers le Barbaricum: elle se séparait de la route Tibiscum–Apulum à l’embouchure du Sztrigy, traversait la vallée du Maros vers l’Ouest et continuait au-delà de la frontière, le long de la vallée du Maros, jusqu’à l’embouchure de la rivière, pour arriver en Pannonie Inférieure, entre le Danube et la Tisza. La section qui longeait le Maros ne figure pas sur la carte. Les briques marquées de sceaux ainsi que les ruines d’édifices retrouvées à Bulcs, près d’Arad, à Nagyszentmiklós et à Németcsanád témoignent du contrôle constant de la route par l’armée. Un tronçon de près de 50 kilomètres de son talus a été remis au jour entre le Danube et la Tisza. Cette route permettait des communications rapides entre la Pannonie et la Dacie. La pierre tombale venant de Micia, qui représente un batelier, ainsi que l’inscription de la confrérie batelière {f-43.} (collegium nautarum) d’Apulum témoignent de l’existence, sur le Maros, d’une route de navigation parallèle (CIL III, 1209). Bien entendu, la section qui traversait le territoire iazyge devait être étroitement surveillée par l’armée.

 La Dacie entre 106-261

{f-42.} Carte 2. La Dacie entre 106-261
1 – limes de l’ Empire, 2 – frontière de province, 3 – route, 4 – camp des troupes auxiliaires,
5 – camp de légion, 6 – municipia

Les matériaux archéologiques mis au jour à proximité donnent lieu à différentes interprétations quant à l’appartenance politique du Banat. Certains voient dans la route qui longe le Maros le limes de l’Empire et ce, malgré l’absence complète de camps et de fortifications à proximité de la route, tout comme il n’y en avait pas le long de la Tisza, qui constituait la limite ouest de la région. La présence des populations sarmate et iazyge, aussi bien que l’absence totale d’ouvrages de défense et de vestiges romainş, nous amènent à conclure que le territoire situé à l’est et au sud de la ligne Tisza–Maros ne pouvait, du point de vue administratif, faire partie de la Dacie.

Etant donné que les vingt années qui suivirent la réorganisation politique de 118 ne virent éclater aucune guerre plus importante sur le territoire de la Dacie ou dans ses abords, l’śuvre de redressement put être durablement poursuivie. Même sous le règne d’Antonin le Pieux (138-161), nos sources ne parlent que dans l’abstrait de la menace dace. Il s’agit des «Daces libres» (daci liberi) installés au nord et à l’est de la province et non assujettis par les Romains ou enfuis pendant les guerres, ainsi que de Carps et de Coïstoboces. Nous avons très peu d’informations sur leurs combats; de toute manière, la menace d’une guerre proprement dite ne se faisait pas encore sentir. Le biographe d’Antonin le Pieux (SHA, vita Pii, 5,4) se contente de signaler en passant que l’empereur fit soumettre par ses légats les Germains, les Daces ainsi que d’autres peuples, y compris des Juifs entrés en rébellion. Le fait que l’épithète triomphale Dacicus apparaisse en 157 parmi les titres de l’empereur, nous permet de dater cette guerre dace. En effet, Statius Priscus et Macrinius Vindex, légats de Dacie Supérieure et de Dacia Porolissensis en 156-158, étaient des militaires de talent. Comme les forces armées des deux provinces s’avéraient insuffisantes pour refouler les envahisseurs, on dut faire venir d’Afrique des troupes maures. Bien que ces combats ne soient attestés qu’en Dacie Supérieure, ces incursions laissaient néanmoins présager de la longue guerre qui allait, quelques années plus tard, se déclarer sur l’ensemble du limes danubien.

Économie et commerce

Le poids économique des provinces frontalières d’Europe centrale de l’Empire romain était faible. Elles ne réalisaient pas d’exportations significatives. De plus, la présence d’une armée extrêmement nombreuse nécessitait des dépenses considérables. Néanmoins, les gisements miniers de Transylvanie rehaussaient sans doute, aux yeux de Rome, la valeur de la Dacie. A côté des mines de fer et de sel, les plus importantes étaient les mines d’or. Bien que nous ayons à notre disposition des sources particulièrement abondantes à ce sujet, elles n’informent pas de leur exploitation à l’époque dace (au témoignage des fouilles archéologiques, les Daces affectionnaient surtout les bijoux en argent), ni du rendement des mines sous l’occupation romaine. Les mines d’or de Transylvanie doivent leur célébrité aux inscriptions des tablettes de bois recouvertes de cire (voir illustration) qui ont été retrouvées à Verespatak, déjà à l’âge moderne, en 1786, 1790, ainsi que durant le XIXe siècle. Ces tablettes comprennent des documents d’affaires, des contrats d’achat et de vente et des relevés de comptes datant de 131-167

Les Romains se mirent probablement à exploiter les mines d’or (aurariae {f-44.} Dacicae) peu après la fondation de la province. Le centre de la production minière se trouvait dans les Monts Métalliques où les mineurs vivaient dans de petits villages ou dans les agglomérations plus importantes d’Ampelum (Zalatna) et d’Alburnus Maior (Abrudbánya).

La zone minière (territorium metalli) étant propriété impériale, les agglomérations n’y possédaient pas d’autonomie municipale. (Il n’est même pas certain que Ampelum ait été élevé au rang de municipium). L’organisation administrative et les mines d’or relevaient de procuratores de mines (procurator aurarium), recrutés le plus souvent parmi les esclaves affranchis de la maison impériale. Il apparaît de la tablette de cire datant de 131 que les mines étaient déjà exploitées sous Hadrien. Chargés de la direction professionnelle et de l’administration, les officiers des mines (vilici, tabularii, dispensatores) étaient eux aussi d’anciens esclaves ou hommes libres de l’empereur pour la plupart. Le librarius, secrétaire de l’office du procurator, pouvait être choisi parmi les soldats de la legio XIII Gemina. Mais il y avait encore d’autres soldats dans la zone minière: ceux du numerus Maurorum Hispanorum d’origine nord-africaine devaient protéger cette région d’importance stratégique contre les attaques extérieures et les bandes de pillards.

Les inscriptions des tablettes de cire ainsi que d’autres vestiges nous éclairent amplement sur la population de cette zone minière. Les mineurs étaient pour la plupart des Illyriens des tribus des Pirustes, des Sardéates et des Buridustes qu’on avait fait venir de Dalmatie. Les noms illyriens de la région minière constituaient la majorité (environ 64 pour 100) de tous les noms illyriens de Dacie. Les rétributions fort élevées laissent croire que, malgré les efforts de colonisation, la pénurie de main-d’śuvre, dans la région, était permanente. Le texte d’une tablette de cire révèle que la population ne cessa de diminuer jusqu’aux années 60 du IIe siècle. Le 9 février 167 – à la veille de la longue guerre –, les officiers du Juppiter Cernenus collegium d’Alburnus prononcèrent leur dissolution car, des 54 membres, seuls 17 restèrent à Alburnus.

En dehors des exploitations minières, la vie économique de la Dacie ne nous est guère connue. Comme dans d’autres provinces, l’artisanat y était essentiellement autarcique. L’outillage agricole était forgé avec le fer extrait des mines locales, de même que les instruments des mineurs. La branche artisanale la mieux étudiée par les archéologues est la fabrication des ustensiles domestiques en céramique quoique, le nombre d’ateliers et de fours de potier jusqu’à présent mis au jour reste encore très bas. On n’a pas pu établir les caractéristiques d’une industrie céramique propre à l’ensemble de la province. Si, en Dacie méridionale, l’influence de la céramique fabriquée au sud du Danube s’observe tant dans la forme des objets que dans le traitement des surfaces, le Nord était plutôt à l’école du Norique et de la Pannonie, attestée par le type de pot à trois pieds. Dans une région encore mal localisée de la Transylvanie du Nord, on fabriquait cependant des céramiques à une décoration particulièrement caractéristique: des pots hémisphériques ornés d’estampages à l’extérieur. L’origine des pots gris et roses produits en grande quantité à Porolissum est à chercher nettement dans l’art céramique des ateliers de Pannonie du Sud. L’ornement, à l’origine par reliefs figuratifs, des pots terra sigillata fut progressivement relayé par de simples dessins géométriques, où les motifs étaient imprimés à l’extérieur des pots au moyen d’estampes.

La mise en place de voies de transport terrestre et fluvial permit aux peuples de Dacie de nouer des liens commerciaux avec des provinces lointaines, et le gonflement des effectifs de l’armée offrait la garantie de débouchés. D’autre {f-45.} part, l’origine orientale d’un grand nombre des habitants de la province facilitait les opérations de commerce avec les Syriens qui dominaient pratiquement les marchés romains. Les inscriptions font état d’un grand nombre de négociants. Cependant, les fouilles archéológiques nous renseignent très peu sur leurs affaires. Ils faisaient probablement le commerce d’articles périssables (vivres, textiles, etc.), qui ne se sont pas conservés dans les matières archéologiques datant de cette époque. Outre les métaux précieux, la province exportait vraisemblablement aussi du sel et du fer et livrait peut-être des fauves (ours, loups) pour des jeux de cirque.

La longue guerre et le relèvement de la Dacie sous Septime Sévère

Après le milieu du IIe siècle, la migration des Goths du Nord-Ouest vers le Sud-Est commença à inquiéter les peuples établis près de la frontière romaine, au nord du bassin subcarpatique, et il en résulta une lourde guerre, longue d’une quinzaine d’années. Les tribus germaniques – goths, longobardes et vandales – parties à la recherche d’un pays nouveau, menaçaient de déloger ces peuples qui, réduits par Rome à un état de client, mais aussi attachés aux richesses de l’Empire, refusaient de leur céder la place.

Or, la sécurité de la région s’était considérablement dégradée en 162, lorsque l’empereur Marc-Aurèle fit revenir des unités militaires des provinces frontalières européennes – dont la Dacie – afin de les engager dans la guerre contre les Parthes, lancée l’année précédente. Grâce à leur habileté politique, les légats romains réussirent cependant à retarder les hostilités. Les monnaies trouvées à Tibód (dont la dernière pièce est de 167) et la date la plus récente sur les tablettes de cire (29 mai 167) – enfouies par leurs propriétaires dans la terre à la nouvelle de la guerre – attestent que les luttes débutèrent après cette date. Les premières hostilités s’accompagnèrent d’une réorganisation politique et militaire. Nous ne sommes pas encore en mesure d’établir l’ordre chronologique de ces changements opérés en l’espace de trois ans. Etant donné que les premières mesures furent prises dans une situation très critique, il est fort peu probable que les formules définitives aient été immédiatement trouvées. A peine rentrée à Troesmis (Dobrudja) de la campagne de l’Ouest, la legio V Macedonica fut envoyée en Dacie, après la mi 167, où elle s’installa au camp de Potaissa (Torda). Son stationnement en Dacie septentrionale révèle que l’état-major romain s’attendait en premier lieu à des attaques contre la Transylvanie. On modifia aussi les structures politiques de la Dacie: les trois provinces furent réunies et placées, entre 167 et 170, sous l’administration d’un légat commun appelé désormais legatus pro praetore Daciarum trium. Les provinces changèrent de nom: la Dacie supérieure devint Apulensis, la Dacie inférieure, Malvensis (d’après une localité encore non identifiée). On procéda donc de la même manière que lors de la fondation de la Dacia Porolissensis: les provinces reçurent le nom d’une ville située sur leur territoire. Dans le même temps, le camp de Potaissa fut rattaché à Dacia Apulensis.

La guerre atteignit son paroxysme entre 167 et 170. Attaquée de trois côtés sur ses longues frontières, la Dacie traversait alors une période très critique. Son armée fut incapable d’empêcher les Barbares d’envahir les deux Mésies. L’état-major romain nomma des militaires de talent aux postes de légats et de procuratores des provinces danubiennes; plusieurs d’entre eux trouvèrent la mort sur le champ de bataille, tels M. Claudius Fronto, qui avait été légat de {f-46.} la Mésie Supérieure, en 167. La partie occidentale de la Dacie et la Mésie Supérieure furent placées sous un même commandement militaire, afin d’arrêter l’attaque iazyge venant du côté du Banat. En 168, Fronto était légat des deux provinces, avant d’être nommé à la tête des Tres Daciae. Après la défaite de l’armée de Mésie Supérieure et la mort du légat fraîchement promu, la Mésie Supérieure fut elle aussi rattachée à la Dacie. Par suite des attaques concertées des tribus germaniques et sarmates, la situation militaire de la Dacie devenait extrêmement précaire. Fronto, «ayant remporté des victoires sur les Germains et les Sarmates, mourut d’une mort héroïque en combattant vaillamment pour l’Etat», précise l’inscription de sa statue érigée au Forum de Trajan, à Rome (CIL, VI, 1377). Une inscription de Sarmizegethusa lui rend également hommage pour ses exploits (CIL III, 1457). Une troisième parle du péril menaçant la ville; elle est dédiée à Marc-Aurèle puisque, d’après le texte, l’empereur fit délivrer la ville en détresse par ses troupes (CIL III, 7969).

Nos sources ne nous fournissent aucun renseignement sur les combats sur le front de l’Est de la Dacie, il est fort probable qu’il n’y ait pas eu de batailles très sanglantes, d’autant que l’attaque ennemie la plus sérieuse fut dirigée vers le Sud. Contournant la Dacie, les Coïstoboces et les Sarmates ravagèrent la Mésie Inférieure et avancèrent jusqu’en Achaïe, pillant les sanctuaires d’Eleusis. Allié à la tribu des Vandales Asdinges (Hasdingi), le légat Cornelius Clemens réussit à les vaincre en 171 ou 172 (Cassius Dio, LXXI, 12, 1). On était déjà en train de se ressaisir: l’Empire tenta de faire jouer sa diplomatie. «Tarbus, chef d’une tribu voisine, qui se rendit en Dacie et réclama un tribut annuel en agitant la menace de la guerre» (Cassius Dio, LXXI, 11), fut également mis au pas par les alliés de Rome.

Rome autorisa quelques peuplades à venir s’établir sur le territoire de l’Empire, notamment en Pannonie, en Mésie et en Germanie: en fait, les Barbares belliqueux penchaient à s’abriter derrière les frontières de l’Empire, qui garantissaient leur sécurité. Les événements des années suivantes étaient fonction des initiatives militaires des Romains; ceux-ci finirent par vaincre l’ennemi sur son propre territoire. Un peu plus tard, Marc-Aurèle permit aux Iazyges d’entrer en relation, à travers la Dacie, avec les Roxolans établis à l’est, à condition d’obtenir chaque fois l’autorisation du légat de la province. (Cassius Dio, LXXI, 19, 1-2.)

La legio I Italica de Mésie Inférieure participa également aux combats qui se déroulaient près de la frontière septentrionale de la Dacie. Vers 180, l’empereur Commode, fils de Marc-Aurèle, conduisit une campagne victorieuse contre les peuples établis ici, en particulier les Buri: «Épuisés, les Buri acceptèrent finalement de conclure un traité … (Commode) prit des otages et emmena 15 000 prisonniers de guerre. Il força les autres à jurer qu’ils ne s’établiraient ni ne feraient paître leurs bêtes dans une zone de 40 stades depuis les frontières de la Dacie. Sabinianus offrit aux Daces vivant au-delà des frontières de donner des terres à 12 000 d’entre eux dans notre Dacie». (Cassius Dio, LXXII, 3. Vettius Sabinianus était alors légat de Dacie.)

Au sortir de cette longue guerre, Rome avait réussi à raffermir ses alliances sur le côté de ses frontières, alors que les Germains, eux, commencèrent à s’établir au nord de la province de Dacie.

La longue guerre, la peste, l’insuffisance de la défense militaire et la lenteur, par rapport à d’autres provinces, de la création des autonomies municipales suscitèrent, sous le règne de Commode, le mécontentement de la population de la Dacie. La biographie de l’empereur est d’ailleurs très laconique à ce sujet. Le milieu des années 180 vit, en Dacie également, la révolte des provinciales {f-47.} (SHA, vita Commodi, 13, 5-6). Nous ne connaissons pas les détails, mais rien ne prouve à nos yeux que les Daces autochtones aient participé à ces soulèvements. La Germanie fut elle aussi le théâtre de mouvements identiques. Il se peut que ce fût à cette époque que les légions de Dacie obtinrent, pour leur fidélité, l’épithète distinctive pia fidelis, pia constans. La légion d’Apulum fit élever une statue en l’honneur de l’empereur (CIL III, 1172).

Commode étant assassiné en 192, les légions de Pannonie proclamèrent empereur, à Carnuntum (Deutschaltenburg), le légat Septime Sévère, en mars 193. L’armée de Dacie ne tarda pas à assurer le nouveau maître de Rome de sa fidélité. Celui-ci confia à son frère le gouvernement de la province. Les unités militaires de Dacie appuyèrent par la suite Sévère dans sa lutte contre les empereurs rivaux. Le règne de Septime Sévère fut particulièrement bénéfique pour les provinces danubiennes qui l’avaient, dès le départ, soutenu. La paix avec l’extérieur favorisait l’essor économique. Le redressement de la Dacie est en premier lieu attesté par les progrès de l’urbanisation: Septime Sévère accorda des autonomies municipales à trois agglomérations, et une quatrième fut élevée au rang de colonia. Ce fut probablement sous son règne que plusieurs villes de Dacie reçurent le privilège de ius Italicum: ces villes, qui bénéficiaient des mêmes droits que les terres d’Italie, n’étaient plus soumises à l’impôt.

L’insuffisance des recherches archéologiques ne nous permet pas encore d’étudier dans le détail la prospérité que la Dacie connut sous Septime Sévère. Il paraît cependant que l’essor, au lieu de s’étendre à l’ensemble de la province, se limitait essentiellement à la Transylvanie. Ses bénéficiaires principaux étaient les soldats des deux légions et ceux des troupes auxiliaires. Il est fort probable que la reconstruction et l’agrandissement des villes fut, à la suite des dévastations entraînées par les guerres marcomanes, le résultat d’une politique consciente d’urbanisation.

Sous Septime Sévère, la Dacie ne dut faire face à aucune attaque ennemie. Tous les camps militaires furent, après la longue guerre, reconstruits; les levées de terre furent partout remplacées par des ouvrages de défense en pierre. D’après certains historiens, le Limes Transalutanus date lui aussi de cette période. En 212-213 la Dacie devint à nouveau le théâtre de combats: le Nord de la Transylvanie fut alors ravagé, vraisemblablement par les Daces libres, les Vandales et les Carps. La paix une fois revenue, Caracalla visita la province avant de conduire son armée à la guerre ayant éclaté dans les régions orientales de son empire.

Cependant, après l’assassinat de Caracalla, les Daces libres, «ravageant une bonne partie de la Dacie, eurent même l’audace de ramener avec eux les otages que Caracalla leur avait pris conformément au traité» (219) (Cassius Dio LXVIII, 27). Quant au dernier des Sévères, Alexandre (225-235), peu d’inscriptions, en Dacie, datent de son règne: elles étaient pour la plupart dédiées à l’empereur et à sa mère Iulia Mammaea, et les assuraient de la fidélité inconditionnelle de l’armée.

Les agglomérations. L’urbanisation en Dacie

Devenu propriété de l’Etat romain à la suite de la conquête, le sol dace fut divisé en territoria militaires, territoria municipaux et propriétés impériales, conformément au droit administratif romain. Trajan se hâta d’accorder à la Dacie le statut de provincia, d’autant plus que le maintien de l’administration {f-48.} militaire aurait inévitablement donné l’image d’un état de désordre et d’insécurité régnant dans la région nouvellement acquise, ce qui n’aurait pas manqué de décourager les colons que l’empereur s’employait à y faire venir. L’introduction d’une administration répondant aux besoins de la population rendait nécessaire la fondation d’une agglomération proprement civile, c’est-à-dire d’une ville. Ainsi fut fait en 110-112 au plus tard, lorsque l’empereur fonda, près de l’emplacement de Sarmizegethusa Regia, Colonia Ulpia Traiana Augusta, où il établit les vétérans des guerres daces. Les Daces restés dans la région ne furent guère encouragés à s’y installer; en effet, l’évacuation de la population indigène y semblait plus qu’ailleurs nécessaire en raison de la rareté, dans ce pays montagneux, des terres arables. Colonia Ulpia resta la seule ville de Dacie jusqu’à l’avènement d’Hadrien. Elle fut par la suite appelée Sarmizegethusa Regia, quoiqu’elle fût située à 37 km à l’ouest de l’ancienne «capitale» de Décébale et qu’aucune agglomération n’y eût auparavant existé.

L’adoption des toponymes daces s’effectuait conformément à la pratique romaine habituelle. La transmission des noms de lieu daces s’explique par le fait qu’au moment où l’armée romaine, lors de la première guerre dace, envahit ce pays, les agglomérations existaient encore. Il suffit de se référer, sur ce point, au témoignage de l’empereur lui-même qui a noté dans son ouvrage sur les guerres daces les étapes de la progression de l’armée romaine. Le fragment qui reste de son journal contient la phrase suivante: «de là, nous continuâmes à avancer jusqu’à Bersobis, puis Aisisis».

Bien entendu, la survie des toponymes daces ne prouve pas nécessairement celle des agglomérations indigènes surtout lorsque les villes romaines furent fondées sur ou près de l’emplacement des camps militaires supprimés, comme cela arrivait le plus souvent en Dacie. L’installation d’un camp romain dans une localité dace mettait naturellement fin à l’existence de celle-ci. Quand le camp se trouvait à proximité d’une localité indigène, il prit néanmoins le nom de celle-ci, comme c’était le cas d’Aquincum ou de Brigetio en Pannonie, ou de Singidunum en Mésie. Pour ce qui est de la Dacie, l’exemple de Sarmizegethusa Regia et de la Colonia Dacica témoigne de la liberté avec laquelle les Romains utilisaient les noms de lieu daces. Cela revient à dire que les noms daces des camps romains ne permettent ni d’identifier des colonies daces, ni de conclure à leur survie à l’époque romaine.

En créant les trois provinces daces, Hadrien fit fonder, pour faciliter l’organisation de l’administration civile, deux villes nouvelles. Le vicus, situé près du camp de Drobeta, sur le Danube, devint le municipium de la Dacie Inférieure. Le choix de ce lieu n’avait rien de fortuit. L’importance de la colonie qui protégeait la tête nord du pont s’était, en raison des progrès du trafic, singulièrement accrue, et le gonflement de sa population la disposait également à être dotée de l’autonomie municipale. Dans la province du Nord (en Dacia Porolissensis), ce fut Napoca (Kolozsvár) qui s’éleva au rang de municipium.

Or, l’urbanisation de la province ne progressait que très lentement. La fondation de la première ville fut nécessitée par la mise en place de l’administration civile; celle des deux villes suivantes, par la création de provinces nouvelles. Les circonstances et l’ordre chronologique de la création des villes fondées ultérieurement nous sont peu connus. Le vicus du camp de Romula (Reşca, Olténie) devint municipium après le départ des troupes militaires, peut-être sous Antonin le Pieux ou sous Marc-Aurèle. Celui-ci fit élever au rang de ville l’agglomération civile située près du camp de la légion d’Apulum {f-49.} (Apulum I), que les sources signaleront un peu plus tard comme colonia: cette nouvelle promotion dut avoir lieu avant la fin du règne de Commode. Ce fut sous Septime Sévère que l’urbanisation fit de notables progrès. Les canabae des camps de légions d’Apulum (Apulum II) et de Potaissa accédèrent alors au statut de municipia. Les vici des camps de Tibiscum (Zsuppa) et de Dierna (Orsova), près du Danube, devinrent des municipia au IIIe siècle, peut-être déjà sous les Sévères, tandis que Drobeta fut promue au rang de colonia. Ce même honneur fut par la suite accordé à Potaissa et à Apulum II par l’empereur Caracalla. La ville de Malva, devenue colonia en 230, reste encore à identifier: de l’avis de certains, il s’agit de Romula, alors que d’autres la localisent ailleurs.

La Dacie comptait au total 11 à 12 villes, dont 3 ou 4 municipia et 8 colonise. (Le statut d’Apulum est incertain, tandis que l’identité de Romula et celle de Malva sont contestées.) En regard d’autres provinces le nombre des villes est singulièrement bas: la Mésie supérieure – un peu plus petite que la Dacie – en comptait 13, la Pannonie, un peu plus grande, 20 à 23. Signalons que, dans d’autres provinces, le réseau urbain s’étendait à peu près uniformément sur l’ensemble du territoire tandis que les villes de Dacie se concentraient dans la moitié ouest de la province.

Les civitates qui, partout ailleurs, favorisaient la «civilisation» de la population indigène étaient complètement absentes en Dacie. Il semble que ce fut surtout pour cette raison que plusieurs (5 ou 6) agglomérations durent attendre le règne de Septime Sévère pour accéder au statut de ville. Les villes de Dacie pouvaient seulement naître des agglomérations militaires constituées à proximité des camps, puisque c’étaient là les seuls lieux où se constituaient des communautés suffisamment nombreuses. Or, cela était encore impossible au IIe siècle: la promotion au rang de municipia de ces localités administrées par l’armée (qui abritaient les familles des soldats, des vétérans, des commerçants et des artisans) devait s’accompagner de la cession d’une partie des territoria, puisque les terrains, pourtant nécessaires pour le ravitaillement des soldats, devaient être rattachés aux villes. Il fallut attendre le règne de Septime Sévère pour pouvoir procéder à la suppression des territoria militaires. Ces considérations avaient retardé les progrès de l’urbanisation de la Dacie. En raison du nombre élevé des camps, les surfaces occupées par les territoria militaires étaient singulièrement étendues, alors que la conquête tardive de la Dacie ajoutée aux faibles effectifs de la population civile ne permettaient pas l’apparition d’agglomérations civiles au sens exact du terme. Surgies uniquement en Dacie occidentale, ces villes, peu nombreuses, ne pouvaient que fort modérément servir de relais au rayonnement de la civilisation romaine.

Les efforts de colonisation entrepris après la conquête s’avérèrent plus ou moins vains, d’autant que les années 160 allaient marquer le début de départs massifs. Les pertes humaines entraînées par les ravages de la longue guerre et de la peste accentuèrent encore la régression démographique. Dans ces conditions, tout progrès urbain était impossible. De plus, le fléchissement de l’économie, à la suite des guerres marcomanes et en raison de l’absence totale d’autonomie municipale, conduisirent à des soulèvements populaires. Aussi Rome dut-elle prendre des mesures radicales pour promouvoir le peuplement de la province. L’octroi du ius Italicum – faveur accordée avant la fin du règne de Septime Sévère –, qui dispensait de l’impôt foncier les villes de Sarmizegethusa, de Napoca, d’Apulum, de Potaissa (et peut-être aussi de Dierna) devait favoriser l’immigration en Dacie. De fait, de nombreux Syriens et autres Orientaux vinrent s’établir en Dacie. C’est également sous les Sévères {f-50.} qu’on procéda à la création des institutions du culte impérial ainsi que de l’assemblée provinciale. (L’absence d’institutions du culte impérial destinées à exprimer le civisme des habitants est frappante, en Dacie, à l’époque précédente.) Réunissant les villes et les civitates indigènes, l’assemblée de la province, tout en servant d’instrument au culte impérial, représentait en plus les intérêts de la population dans la mesure où, après l’expiration du mandat du proconsul, elle avait le droit de dénoncer celui-ci à l’empereur pour ses abus et excès. Aucune preuve n’atteste, en Dacie, l’existence de cette institution avant l’avènement des Sévères, tandis que de nombreuses inscriptions en font par la suite mention. Le titre de metropolis, qui désignait le siège de l’assemblée de la province, n’apparaîtra pas avec le nom de Sarmizegethusa Regia avant le règne d’Alexandre Sévère (222-235).

L’institution singulièrement tardive de l’assemblée provinciale tient probablement à deux raisons. D’une part, comme les villes étaient peu nombreuses au IIe siècle, le gouvernement ne voyait pas encore la nécessité de créer l’assemblée provinciale, pas davantage que de s’efforcer plus particulièrement de propager le culte impérial, d’autant que les cérémonies de ce culte étaient régulièrement observées dans les camps militaires aussi bien que dans les villes où elles étaient du ressort des augustales. D’autre part, la faible population locale ne disposait pas de civitates. Mais la multiplication des villes et l’augmentation de la population urbaine sous les Sévères nécessitèrent la création de l’assemblée provinciale et des instruments du culte impérial. Conformément à l’usage dans les provinces de l’Est, le grand prêtre du culte impérial fut appelé en Dacie coronatus: «porteur de couronne».

Ainsi, après un siècle d’occupation romaine, l’époque des Sévères apporta, en Dacie, le développement des villes et des structures de la vie urbaine. Cette période de paix allait cependant prendre fin au bout de deux ou de trois décennies, tout comme les efforts de romanisation lancés à partir de ces noyaux urbains.

La vie rurale ne nous est guère connue. Il semble que la formation des villae se limitait essentiellement aux régions urbanisées. Les bâtiments élevés au centre des propriétés terriennes, que les fouilles ont mis au jour, se trouvaient pour la plupart dans la partie occidentale de la province, notamment en Transylvanie, et uniquement à proximité des villes. Ces bâtiments avaient le plus souvent des dimensions modestes: ils occupaient une superficie de 400 mètres carrés en moyenne. La simplicité de l’aménagement intérieur et l’absence presque totale de tout luxe (mosaïques, fresques ou revêtements en marbre) laissent supposer que les villae devaient appartenir à des propriétaires petits ou moyens. On n’a guère découvert de villae dans la plaine d’Olténie, dont le sol est d’ailleurs beaucoup plus favorable à l’agriculture.

La population: Daces et colons

Eutrope signale, à propos de la population de la province, qu’ «après la conquête de la Dacie, Trajan y fit venir de tous les coins du monde romain d’énormes masses de populations destinées à peupler les campagnes et les villes, puisque les hommes, à la suite des longues guerres de Décébale, y faisaient défaut» (VIII, 6, 2). L’historiographe établit ainsi une relation de cause à effet entre la diminution de la population indigène par suite de la guerre de conquête et le repeuplement entrepris par Trajan. Or, la transformation des territoires occupés en provinces romaines s’effectuait généralement {f-51.} par l’installation de vétérans dotés de terres, qui étaient suivis de leurs familles et de marchands. Ainsi, s’il ne s’était agi que de cela en Dacie, Eutrope n’eût pas dû insister. Il soulignait cependant le dépeuplement de la province, dû au dépérissement de la population dace.

Le sort de la population d’un territoire nouvellement acquis dépendait essentiellement de la manière dont Rome en avait pris possession. Lorsque l’annexion se faisait sans résistance armée, les pertes humaines des indigènes étaient négligeables. Or, ce n’était pas le cas en Dacie: le pays avait été incorporé dans l’Empire romain après deux lourdes guerres et des hostilités longues d’un siècle et demi, à l’occasion desquelles les Daces s’étaient attiré la haine des Romains (Cassius Dio, LXVII, 6, 1 et 6, 5). Les menées de Décébale les firent, après la première guerre, encore davantage exécrer; à leurs yeux, ce fut le parjure du roi qui conduisit à la reprise des hostilités. D’autres agissements de Décébale confirmèrent encore les Romains dans leur conviction qu’ils avaient affaire à un adversaire déloyal: il s’employa à gagner à sa cause le prisonnier Longinus, puis, lorsque celui-ci fit marche arrière, «il eut l’audace de réclamer, contre la libération de Longinus, le territoire allant jusqu’à Istria ainsi que des dommages de guerre». Sachant que Trajan ne pouvait satisfaire ces revendications, Longinus réduisit à néant les projets de Décébale en se donnant la mort (Cassius Dio, LXVIII, 12, 1-5). Décébale recourut alors à des sicaires pour tenter de faire assassiner Trajan à son quartier général de Mésie (Cassius Dio, LXVIII, 11, 3).

Ces actions du roi dace ne manquèrent pas de laisser des traces profondes dans l’esprit des Romains, si bien qu’elles allaient déterminer pour plusieurs siècles l’image que ceux-ci se faisaient des Daces. Il n’est donc pas étonnant que les Romains se fussent efforcés d’anéantir complètement les Daces. D’ailleurs, l’extermination de Barbares qui attaquaient l’Empire romain ne posait pas, à leurs yeux, de problèmes éthiques. Cette position, déjà affirmée par Auguste (Res Gestae Divi Augusti 3), déterminait l’attitude romaine dans la pratique. Marc-Aurèle envisagea lui aussi un temps l’anéantissement des Iazyges (Cassius Dio, LXXI, 15, 1-2). Bien entendu, cet anéantissement ne signifiait pas seulement la mise à mort des récalcitrants, mais aussi la vente du reste comme esclaves et éventuellement l’enrôlement forcé des hommes dans l’armée des provinces lointaines. Par conséquent, les Daces qui restèrent jusqu’au bout fidèles à Décébale ne pouvaient espérer la miséricorde des vainqueurs: aussi la colonne triomphale de Trajan représente-t-elle, entre autres, le suicide collectif de l’aristocratie dace. Après la victoire, 10 000 gladiateurs – vraisemblablement des prisonniers de guerre daces pour la plupart – luttèrent aux jeux de cirque de Rome durant 123 jours. Médecin de l’empereur, témoin et historiographe de cette campagne, Criton dit que les Romains firent un grand nombre des prisonniers et que Trajan – sans doute après la bataille finale – ne laissa la vie qu’à quarante d’entre eux. Bien que ces chiffres soient sans doute exagérés, ils sont néanmoins très révélateurs des relations daco-romaines et des pertes humaines subies par les vaincus.

Les hommes restés en vie furent enrôlés dans des troupes auxiliaires pour être envoyés en Britannia ou en Orient. Leur sort ultérieur nous est inconnu. Rien ne prouve qu’aucun d’entre eux fût rentré dans son pays comme vétéran. Pour prendre la mesure du dépeuplement, rappelons que la nouvelle province se constituait justement sur la partie centrale du royaume de Décébale, c’est-à-dire sur le territoire où les pertes humaines étaient les plus élevées et pas seulement à cause des guerres, mais aussi en raison de la fidélité à Décébale dont beaucoup firent preuve jusqu’au bout, voire jusqu’à boire la ciguë. Ce fut {f-52.} dans cette région que les victimes furent les plus nombreuses: ceux qui ne furent ni exterminés ni vendus comme esclaves se réfugièrent dans des territoires où les Romains ne pénétraient pas encore.

Une étape importante de la constitution des nouvelles provinces était l’incorporation des populations indigènes dans des organisations territoriales administratives appelées civitates peregrinae. Au début contrôlées par l’armée, ces civitates associaient cependant les chefs du peuple à la direction des affaires. Plus tard, la direction des civitates revenait à l’aristocratie tribale (principes), qui se voyait conférer d’importants privilèges. Instruments de la romanisation, les civitates constituaient également les noyaux des futures communautés urbaines. Or, rien ne prouve l’existence de ces structures en Dacie. Cela tient, sans doute, en partie à l’absence d’aristocratie tribale. Celle-ci avait en effet été liquidée sous l’autocratie de Décébale ou anéantie avec la «noblesse» dace pendant les guerres. Il est à cet égard très caractéristique qu’il n’existe qu’un seul nom de peuple ou de tribu de l’ancienne Dacie qui ait survécu à l’époque romaine: il s’agit du vicus Anar(torum), villages des Anartes en Transylvanie du Nord (CIL III, 8060). Mais les habitants de ce village étaient non des Daces, mais des Celtes soumis par ceux-ci. Le seul princeps dont le nom est connu (Aurelius Aper) n’était pas dace lui non plus, mais un chef de tribu originaire de Dalmatie (CIL III, 1322). La seconde cause de l’absence de civitates doit être recherchée dans la faiblesse numérique de la population locale. Aussi le gouvernement ne voyait-il pas la nécessité de mettre en place des structures administratives qui favorisassent la romanisation du reste des Daces, ce qui eut pour conséquence que ceux-ci demeurèrent tout à fait étrangers à la civilisation urbaine. Les inscriptions relatives aux corps municipaux ne contiennent en effet aucun nom «thraco-dace».

Les inscriptions et les données archéologiques nous permettent en général de connaître dans le détail la colonisation effectuée, comme dit Eutrope, «ex toto orbe Romano». Les premiers immigrants étaient les vétérans des légions qui, devenus citoyens romains, s’établirent en Dacie lors de la fondation de Sarmizegethusa Regia. Ceux dont les noms témoignent de leur origine italique étaient en partie d’anciens soldats des légions de Pannonie de l’Ouest ou de Mésie. Bien que les inscriptions ne mentionnent que très rarement que tel ou tel homme était originaire de Pannonie de l’Ouest ou du Noricum, la diffusion de certains anthroponymes typiques révèle leur origine. Les coutumes funéraires caractéristiques de la Pannonie et du Norique, la présence massive de certains objets typiques et surtout quelques traits particuliers des vestiges mis au jour en Dacie du Nord nous amènent à conclure au nombre très élevé des colons originaires de ces provinces.

Un autre groupe venu du Moyen-Danube était originaire de la Dalmatie et il s’était établi, au témoignage de leurs inscriptions, tribu après tribu, sur le territorium metalli. Beaucoup d’entre eux n’étaient pas encore des citoyens romains, seulement des peregrini. Vivant complètement isolés des autres peuplades, ils étaient les premiers à exploiter les mines (vicus Pirustarum) des Monts Métalliques. Nombre de descendants de ces peuples venus de Dalmatie, du Norique et de Pannonie accédèrent aux rangs de l’oligarchie municipale. De Pannonie et du Norique venaient non seulement des citoyens romains, mais aussi des hommes portant des noms celtiques (Bonio, Bucco, Cotu, Veponius).

L’armée romaine avait, dans une large mesure, contribué à la diversité ethnique de la province. Les troupes auxiliaires stationnant en Dacie comprenaient de nombreuses unités organisées sur des bases ethniques. Aussi est-il {f-53.} surprenant de constater que le nombre des noms de personne thraces, malgré les effectifs très nombreux des soldats d’origine thrace et des hommes venus des Balkans, était très bas. Cela s’explique sans doute par le fait qu’au terme de leur service, les hommes des provinces limitrophes enrôlés dans l’armée rentraient, au lieu de s’établir en Dacie, dans leur pays natal. Beaucoup d’entre eux venaient des provinces orientales ou du Sud des Balkans, c’est-à-dire de l’aire linguistique grecque.

Dans les contrées à configuration accidentée, les Romains employaient volontiers des unités spéciales, comme par exemple les archers de Palmyre. Trois détachements de ce genre, en dehors d’autres troupes syriennes (des archers pour la plupart) et de diverses unités de Commagène, stationnaient dans l’Ouest de la Dacie. Le chiffre de la population originaire d’Asie Mineure ne cessa, après les guerres marcomanes, de croître.

Nous possédons environ 3 000 noms de personnes authentiques de Dacie, dont les trois quarts (près de 2 000) sont des noms romains, à côté de 320 noms grecs (ou grecs orientaux), 120 noms illyriens, 70 noms celtiques et 60 noms sémitiques (ou syriens). Le nombre des noms thraco-daces est lui aussi de 60, c’est-à-dire seulement 2 pour 100 de l’ensemble des données onomastiques. Ce sont pour la plupart des noms thraces authentiques; ceux qui les portaient étaient sans doute originaires des régions situées au sud du Danube. Comme on n’est pas encore parvenu à distinguer avec certitude les uns des autres, les anthroponymes de ces deux peuples – dace et thrace – dont la parenté est encore sujet à discussion –, il semble préférable de les recenser ensemble. Ce qui est par contre certain, c’est que les noms de personne authentiquement daces (Bitus, Butus, Decebalus, Diurpanaeus, Sassa, Scorilo) se rencontrent justement non en Dacie, mais dans d’autres provinces de l’Empire romain, où les Daces étaient vendus comme esclaves. Au Norique, où la romanisation avait commencé un siècle plus tôt, les noms de personnes indigènes constituent pourtant 24 pour 100 de l’ensemble des données onomastiques. Il est donc évident que la participation des Daces fut, au point de vue de la romanisation de la province, minime.

L’établissement en Dacie des groupes humains originaires du Norique, de Pannonie et d’Illyrie est attesté par la présence d’un grand nombre de tumulus dans toute la province, notamment en Transylvanie. La coutume d’élever un tertre au-dessus des cendres des défunts brûlés au bûcher était particulièrement fréquente en Pannonie occidentale et dans l’Est du Norique. En dehors des tumulus, les vases d’argile (pots à trois pieds, couvercles en forme de plats, grands plats à parois verticaux) caractéristiques du Norique et de Pannonie, retrouvés près des corps témoignent encore des liens étroits entre le Norique, la Pannonie et la Dacie. Le plus grand cimetière de colons venus du Norique et de Pannonie se trouve à Szászhermány, où l’on a recensé 300 tumulus. D’autres encore se trouvent à Kálbor et à Magyarigen. A côté des tertres de terre, il en existe d’autres qui sont entourés de murs ou de remparts. Un des premiers exemples de ce dernier type a été mis au jour à Sarmizegethusa où un immense tumulus d’un diamètre de 21 mètres s’élève sur la tombe d’une fillette de la famille des Aurelius. Le petit cimetière de Csolnakos, dont les petits tertres sont entourés d’un mur rond, a son pendant à Carnuntum, en Pannonie occidentale (Deutschaltenburg).

En dehors des rites funéraires, nous avons très peu d’indications relatives aux croyances des peuples du Norique et de la Pannonie. Ceux qui venaient des pays celtiques et germaniques devaient apporter le culte de Sulaviae, d’Epona et d’Hercules Magusanus. La propagation du culte de Silvanus en {f-54.} Dacie témoigne peut-être d’influences pannoniennes. Un autel de Iuppiter Depulsor renvoie aux environs de Poetovio, en Pannonie du Sud-Ouest, où l’on a retrouvé des autels similaires dédiés à Jupiter protecteur; l’autel de Dacie est d’ailleurs l’śuvre d’un artiste de nom illyrien.

Les peuples venus du Sud et de l’Orient, notamment de Syrie, nous ont légué très peu d’objets usuels ou de parures, tandis que les vestiges relatifs à leur religion sont abondants. Il ne fait aucun doute que les dalles funéraires représentant le défunt au milieu du repas de funérailles ont une origine méridionale, et plus particulièrement grecque. La diffusion, notamment dans la partie méridionale de la province, des images de culte en marbre des divinités équestres du Danube remonte également à des influences méridionales. L’industrie céramique de la Dacie du Sud accuse des parentés avec celle de la Mésie.

Le nombre important des autels et des temples dédiés aux dieux de leurs pays (Diis patriis) par les peuples venus du Moyen-Orient témoigne de leur attachement à leur terre natale, aussi bien que de la solidité et de l’intimité de leur vie religieuse. Ils vénéraient avant tout la divinité principale de Doliche, qu’ils identifiaient à Jupiter et dont le culte se propageait en Dacie par d’innombrables autels et images consacrés à son culte. Les Palmyriens avaient leurs propres temples à Sarmizegethusa, à Porolissum et à Micia. Les origines et la variété des mythologies répandues dans la population sont révélées par les noms de nombreuses divinités orientales retrouvés dans les inscriptions (Iuppiter Tavianus, Erusenus, Mater Troclimene, Iupiter Heliopolitanus, Azizus, Bonus Puer, Balmarcades, Mabarazes, Malagbel, Bellahamon, Benefalarobolas).

La Dacie faisait partie des provinces latinophones: le latin étant la langue de l’administration, les inscriptions officielles étaient rédigées et gravées en latin. La diffusion du latin était promue par l’arrivée en Dacie de légionnaires et de colons venus d’Occident, pour peu qu’ils descendent de familles italiques et qu’ils parlent eux-mêmes cette langue. Pour ce qui est des Illyriens et des Celtes, il est fort peu probable qu’ils fussent parvenus à un haut niveau de romanisation, car ils avaient gagné la Dacie très tôt. Il se peut qu’ils aient parlé le latin, sans toutefois l’avoir complètement assimilé: ils auraient dû parvenir à une romanisation totale en Dacie. Tel fut le cas des Pirustes de Dalmatie. D’autres immigrants venaient de régions où la langue administrative était le grec. Une partie de ceux-ci arrivaient de territoires dont la population était peu hellénisée. Aussi parlaient-ils encore leur propre langue, comme par exemple les Galates. Beaucoup plus nombreux étaient cependant les Palmyriens (les archers et leurs familles), qui avaient leur écriture propre, dont ils se servaient éventuellement sur les inscriptions de Dacie. Quelque rares qu’elles soient, ces inscriptions ne sauraient être négligées, d’autant plus qu’elles sont complètement absentes chez d’autres communautés syriennes établies en Europe. Les inscriptions grecques sont assez fréquentes, et – ce qui n’est pas sans surprendre dans une province de langue latine – on les retrouve non dans une ville donnée, mais un peu partout en Dacie, tout comme les inscriptions en langue syrienne. Les textes en grec ou en langues orientales gravés sur les briques ou les parois des pots sont également fréquents. L’usage du latin et du grec était donc généralement répandu dans la province. Il est très significatif à cet égard qu’Apulum fût nommé «Ville d’Or» non en latin mais en grec (Chrysopolis) et qu’on se servît d’un vocable grec pour désigner le grand prêtre du culte impérial.

Les immigrants venus du Sud arrivaient de Thrace (où la langue officielle {f-55.} était le grec) et de Mésie (de langue officielle latine). Or cette dernière province était en réalité de langue mixte: on y parlait aussi le grec. L’arrivée des Thraces en Dacie ne devait pas favoriser la diffusion du latin: ils étaient pour la plupart des soldats, dont la langue de service était le latin, mais dont le pays natal faisait plus ou moins partie de l’aire de la langue grecque. Ils conservèrent longtemps leur langue maternelle: leurs noms très caractéristiques subsistèrent jusqu’aux débuts de l’époque byzantine. Par conséquent, les soldats d’origine thrace – qui, au début du IIe siècle, ne relevaient de Rome que depuis une soixantaine d’années – ne pouvaient pas avoir le latin comme langue maternelle en Dacie non plus. L’exemple des Thraces – un des peuples les moins romanisables de l’Empire – nous avertit que – en admettant la parenté thraco-dace – ce processus de romanisation devait se dérouler avec une pareille lenteur chez les Daces. Cela revient à dire que, dans la province romaine de Dacie – qui n’a existé que pendant 165 ans, c’est-à-dire beaucoup moins que toute autre province –, les indigènes ne pouvaient pas assimiler la langue latine.

La carte linguistique de la Dacie est, de ce fait, extrêmement complexe. La langue qui pouvait servir d’instrument à la création de l’unité linguistique était le latin, langue officielle de la province; il n’y avait cependant que les officiers de l’administratiton et de l’armée et la majorité des soldats de la seule légion qui y avait stationné avant 167 et de la seconde, arrivée après cette date, qui le parlaient – ou presque – comme leur langue maternelle. Pour que les indigènes fussent à même d’assimiler le latin, les immigrés auraient tout d’abord dû constituer de solides communautés de langue latine.

Les chances de romanisation de la population étaient donc assez limitées. Il semble même que le gouvernement romain fit en Dacie beaucoup moins d’efforts qu’ailleurs pour romaniser les indigènes. Or, il faut voir à ce propos quelle était la composition réelle de la population locale. Au témoignage des fouilles archéologiques, des restes de la population dace subsistaient encore dans la province. On a mis au jour un petit nombre de leurs colonies et cimetières, mais leur datation continue à poser des problèmes, et il n’est pas prouvé que toutes ces agglomérations restaient habitées après la conquête romaine. A Obrázsa, Maroslekence, Mezõszentjakab, Radnót et Segesvár, on a retrouvé des tombes rattachées aux villages indigènes. (Cependant, les inscriptions de celles de Segesvár portent uniquement des noms illyriens.) Les cimetières attribués à la population locale ne furent plus utilisés après l’évacuation de la province par les Romains. La plupart des ces cimetières contiennent d’ailleurs des tombes renfermant des cendres: après avoir incinéré les défunts à un endroit communément utilisé à cette fin, on mettait leurs cendres dans une fosse – généralement de forme ovale – creusée dans le sol, ou bien on les déposait dans des urnes. Ces dernières sont généralement attribuées aux Daces quoique, dans d’autres provinces, ce rite fût pratiqué par la population romaine. Plus rares sont les tombes dont les défunts avaient été brûlés au bûcher sur le lieu même de la sépulture – c’est le cas de la plupart des tumulus. Parfois les cimetières témoignent de la coexistence de divers rites. Les tombes à squelettes commencent à se multiplier dans les cimetières urbains à partir de la fin du IIe siècle (Apulum, Napoca).

Lors de l’examen ethnique de ces cimetières, il faut tenir compte de l’établissement dans la province de deux groupes connus de Daces libres, arrivés dans les dernières années du IIe siècle. Dans certains cimetières de Dacie (notamment à Mezõszopor), on a retrouvé des bijoux en argent attribuables aux Carps, établis au-delà des frontières orientales de la province.

{f-56.} La matière archéologique provenant des Daces restés dans le pays après la conquête romaine est très pauvre: à côté des vestiges d’habitations et de cimetières, les fouilles ont seulement mis au jour quelques poteries. Ils n’ont laissé aucune inscription, pierre taillée, représentation vestimentaire, ni de bijoux. Les vestiges de leur civilisation matérielle se limitent presque exclusivement à des objets de poterie.

A l’époque romaine, seuls quelques types subsistent de la riche céramique dace des siècles précédents. Ces produits ont été presque tous façonnés à la main: l’emploi du tour est bien rare après la dislocation du royaume dace. Les parois des pots étaient parfois ornés par l’impression des doigts et de diverses décorations imitant des fils retors. Le «bol dace», trapu, à parois épais, évasé en forme d’arc près de son bec et muni en général d’une, et plus rarement de deux anses, est également une pièce très caractéristique. Toute cette gamme d’objets reflète une civilisation assez fruste, probablement liée à la persistance du mode de vie rudimentaire des couches inférieures de la société dace d’avant la conquête.

La céramique dace de l’époque de l’occupation romaine met en lumière la diffusion très limitée, dans la province, de la romanisation. Tandis qu’en Pannonie les poteries façonnées à la main disparaissent avant la fin du IIe siècle pour céder la place, au siècle suivant, à une céramique uniformément fabriquée au tour, on ne constate guère, en Dacie, d’interaction entre l’art des indigènes et celui des colons. La permanence de l’industrie céramique dace atteste justement la non-romanisation des indigènes. Processus long et complexe, cette romanisation, qui peut être suivie dans le détail dans d’autres provinces grâce aux fouilles archéologiques, ne saurait être démontrée dans le cas de la Dacie.

Ailleurs, la romanisation conduisait progressivement à l’assimilation par la population locale de divers éléments de la civilisation romaine (coutumes, etc.). La diffusion des techniques romaines changea tout d’abord la vie matérielle. Les conditions de vie de certaines couches de la société se transformèrent elles aussi. Dans la plupart des cas, la romanisation fut plus ou moins librement acceptée, favorisée par la mise en place des structures administratives et des civitates, de même que par l’urbanisation et le service militaire. Les tribus finirent par se désintégrer; les longues années de service militaire, la participation à la vie urbaine et au commerce entraînaient des mutations profondes dans la société. Cette évolution, qui s’étalait sur plusieurs générations, conduisait d’abord au bilinguisme, puis à la substitution du latin à la langue des indigènes. Dans les provinces occupées par l’Empire romain, ce processus nécessitait généralement 400 ans – voire plus – pour s’accomplir. La romanisation était accompagnée et appuyée de certaines mesures venues de l’extérieur, et les fouilles archéologiques permettent de suivre les étapes d’une intégration et d’une assimilation progressives. Or, il n’existe aucune trace de cette évolution en Dacie.

De plus, la diversité des langues parlées par les populations établies en Dacie par les Romains ne favorisait guère l’adoption du latin par les Daces autochtones. En effet, on conçoit difficilement comment les soldats thraces ou syriens des camps militaires auraient pu le leur apprendre. Etant le moteur de ce progrès dans les autres provinces, les civitates y étaient complètement absentes. Leur manque, en Dacie, est tellement frappant qu’on est inévitablement amené à l’expliquer non seulement par la faiblesse numérique de la population, mais aussi par le renoncement des Romains à tout effort sérieux de romanisation. L’aristocratie tribale, à laquelle ils auraient pu s’adresser, {f-57.} avait été anéantie par les guerres. Progressant avec une extrême lenteur, l’urbanisation n’avait atteint qu’une partie de la province. Les indigènes restèrent complètement étrangers à la vie urbaine, alors que ça eût été la seule voie possible de la romanisation.

Nulle trace de l’enrôlement des indigènes en unités militaires linguistiques, comme c’était le cas dans d’autres provinces au bout de quelques décennies après la conquête. Les vestiges de la vie religieuse ne portent aucune empreinte d’une mythologie dace; pas une seule divinité dace ne nous est connue dans cette province. Malgré les tentatives de certains historiens, on n’a pas pu prouver que le culte de certaines divinités romaines cachait en fait la vénération d’un dieu local transmué par l’interpretatio Romana. Trait essentiel de la civilisation romaine, les inscriptions n’étaient nullement pratiquées par les Daces.

La province romaine de Dacie exista pendant 165 ans. L’assimilation en général et la substitution du latin à la langue locale ne pouvaient s’opérer en un temps si court. Dans la Pannonie, pourtant voisine de l’Italie, ou dans d’autres provinces, les 160 premières années de l’occupation romaine ne suffirent même pas à la romanisation de la civilisation matérielle de la population locale. Les objets usuels et les costumes n’avaient pas changé avant les guerres marcomanes et il fallut encore 200 ans pour que la romanisation progresse en profondeur. En Dacie, les ravages des guerres marcomanes furent suivis de l’établissement de colons d’origine orientale; ensuite, au terme des guerres mettant fin au bien-être relatif de la génération de l’époque des Sévères, les Romains évacuèrent la Dacie. D’autre part, rien n’atteste la romanisation des groupes de Daces dispersés sur le territoire de la province et leur attachement à cette romanisation après le départ des Romains. L’assimilation du latin comme langue maternelle – qui marqua partout ailleurs l’aboutissement de ce processus – est non seulement indémontrable en Dacie, mais encore formellement démentie par les matériaux de recherches historiques et sociales.

Effondrement et retraite

Dans les années 220, la Dacie vécut la dernière décennie de paix de son histoire. L’année 231, où l’empereur Alexandre Sévère partait, à la tête de l’armée d’Illyrie, pour sa peu glorieuse campagne perse, marque également la fin de la migration des Goths venant du nord-ouest vers la mer Noire, dont la première étape avait déjà mis en branle les peuples du Bassin carpatique. Arrêtés dans leur marche par la mer Noire, les Goths s’établirent sur les côtes septentrionales de celle-ci et en Ukraine du Sud. Mais leur fixation ne fut que provisoire et n’apporta la paix ni à l’Empire romain ni à la Dacie. En fait, les Goths se servirent de cette courte période de trêve pour rassembler leurs forces avant de partir, dès le milieu des années 230, à l’assaut des provinces balkaniques et de la Dacie, où ils firent des ravages plus terribles que l’Empire romain n’avait jamais connus auparavant. La première incursion eut lieu sous le règne de Maximin (235-238). En 236, l’empereur ajouta l’épithète Dacicus Maximus à ses titres, ce qui révèle que la guerre avait déjà atteint la Dacie. La province était alors menacée surtout par les attaques incessantes des Daces libres et des Carps, poussés vers l’Ouest par les Goths. Les luttes se poursuivirent sous Gordien III (238-244): les Carps s’efforçaient alors de franchir le Limes Transalutanus. Les trésors enterrés en Dacie, en Dobrudja et en Mésie {f-58.} témoignent de la peur panique causée par leurs incursions. Nous possédons beaucoup de trésors monétaires enfouis sous Gordien III et ses successeurs que leurs propriétaires ne purent jamais déterrer. L’assemblée de la province de Dacie eut juste le temps d’exprimer sa reconnaissance à Gordien (CIL III, 1454), avant que le limes au-delà de l’Olt ne s’effondrât sous l’offensive vigoureuse des tribus carpes (245-247). Malgré quelques victoires éphémères dues à l’intervention de troupes venues de Pannonie, Rome fut incapable de conserver le Limes Transalutanus. L’insuffisance des recherches archéologiques ne nous permet pas d’établir la date exacte de l’évacuation définitive de ces fortifications par l’armée romaine; de toute façon, elle eut lieu avant 248 puisque, à cette date, le limes de l’Olt constituait déjà la ligne de front. Située sur l’Olt, Romula fut alors entourée de murailles par les soldats des légions de Mésie supérieure et de Germanie (IDR II, 324-328).

 L’ abandon de la Dacie

Carte 3. L’ abandon de la Dacie
1 – Singidunum, 2 – Viminacium, 3 – Ratiaria, 4 – Oescus, 5 – Novae, 6 – Durostorum,
7 – Monnaies enfouies au milieu du IIIe siècle, indiquant le dépérissement de la Dacie

En 246-248, après que la frappe des monnaies eût cessé en Mésie, on créa un atelier à Viminacium, essentiellement pour pouvoir payer la solde des unités militaires du Bas-Danube. Pendant onze ans, celui-ci pourvut en pièces l’ensemble de la Dacie qui obtint d’ailleurs le droit de frapper sa propre monnaie. Mais les combats ne prirent pas fin.

Trajan Decius (249-251), dont on érigea une statue de bronze à Sarmizegethusa, est appelé restitutor Daciarum par une inscription d’Apulum. En 250, {f-59.} il prit aussi le titre de Dacicus Maximus, ce qui signifie qu’il avait réussi à refouler les attaques ennemies. Or, la circulation des monnaies cessa dans les camps militaires de Transylvanie orientale vers le milieu du IIIe siècle: les soldats avaient probablement quitté ces fortifications. La Tabula Peutingeriana, carte provenant de cette époque qui n’indique ni les routes à l’est de la Transylvanie ni le Limes Transalutanus, témoigne également de l’évacuation des régions du Nord-Est. Nul doute: les incursions des Carps avaient contraint la population à chercher refuge au sud du Danube, en Mésie. Sous le règne de Philippe l’Arabe, la mère du futur empereur Galère avait, devant la menace carpe, quitté la Dacie (Lactantius, de mortibus persecutorum, 9, 2; Aurelius Victor, epitomae de Caesaribus 10, 16). Elle ne fut probablement pas la seule à prendre cette décision.

 Autels élevés à Poetovio, en Pannonie occidentale en l’honneur de Mithras par les légions évacuées de Dacie dans les armées 260

Fig. 2. Autels élevés à Poetovio, en Pannonie occidentale en l’honneur de Mithras par les légions évacuées de Dacie dans les armées 260

Nos sources sont très laconiques au sujet des incursions que la Dacie a dû essuyer. C’est que les combats décisifs se déroulaient dans les Balkans, et que l’importance stratégique de la Dacie allait en diminuant. Gallien devint Dacicus Maximus en 257, ce qui revient à dire qu’il avait arrêté les Carps. Ce fut dans ces années-là que les derniers travaux de construction furent effectués dans plusieurs camps de la province. Les larges ouvertures des portes des camps d’Énlaka, de Barcarozsnyó, de Sebesváralja et de Porolissum furent entièrement ou partiellement murées pour limiter les lieux de passage éventuels de l’ennemi. D’après nos sources, les inscriptions, à partir du règne de {f-60.} Gallien, ne furent plus pratiquées en Dacie. La régression de la circulation des monnaies en Dacie de l’Ouest est évidente: en fait, à l’exception du camp militaire d’Apulum, on ne trouve guère de pièces provenant des camps ou des villes de cette époque. La pénurie monétaire qui accompagna les crises du milieu du IIIe siècle, devint ici particulièrement aiguë par suite de la fermeture, en 257-258, de l’atelier de Viminacium. Les défaites successives sur tous les fronts de cette guerre de trois décennies, l’état catastrophique de l’économie, la persistance du manque d’instrument monétaire et les crises politiques intérieures firent sombrer l’Empire dans l’anarchie. Cependant, au terme de toutes ces tribulations dues aux incursions ennemies, Gallien s’employa, dès la fin des années 250, à réorganiser son empire. Il mit sur pied une armée mobile, composée d’unités détachées de plusieurs légions, et refoula, en 260, les Alamans qui menaçaient déjà l’Italie. Il réussit également à consolider les positions romaines sur le Rhin.

Pour mieux assurer la défense de l’Italie et de l’Illyrie, Gallien créa un camp militaire central à Poetovio (Ptuj, Yougoslavie), que sa situation géographique prédestinait à ce rôle. Dans les années 260, les légions de Dacie – la legio V Macedonica et la legio XIII Gemina – s’établirent durablement dans cette ville, sous le commandement du praepositus Flavius Aper. Des inscriptions de marbre et des bas-reliefs témoignant de leur séjour ont été retrouvés au 3e sanctuaire de Mithra, reconstruit et aménagé par ces deux légions. La présence de l’état-major à Poetovio prouve qu’un grand nombre de détachements – sinon tous – des deux légions devaient stationner dans cette ville. Rome avait donc retiré ses troupes de la Dacie assaillie par les Barbares, laquelle avait définitivement perdu sa fonction militaire. Cette mesure était une suite logique des évacuations antérieures de territoires et annonçait les événements à venir.

La réorganisation des provinces danubiennes était favorisée par l’essoufflement des Goths au terme de leurs campagnes successives. En 269, Claude II défit complètement leur armée près de Naissus (Niš, Yougoslavie), ce qui lui valut l’épithète de Gothicus. Son successeur Aurélien, avant de partir pour la guerre d’Orient, nettoya l’Illyrie et la Thrace des pillards barbares, puis traversa le Danube et battit les Goths sur leur propre territoire. Le roi goth Cannabaudès trouva la mort dans cette guerre. Les hostilités cessèrent alors dans la région du Bas-Danube, ce qui apporta enfin le soulagement de la population, mais la Dacie ne pouvait plus être conservée. Sur les monnaies frappées en 270, c’est-à-dire au début du règne d’Aurélien, les exergues GENIUS ILLYRICI, PANNONIA et DACIA FELIX annoncent l’importance de l’Illyrie et le «bonheur» de la Dacie qui venait d’être sauvée.

Il n’est pas exclu que cette inscription fit allusion à la délivrance de la Dacie trajanienne, il est cependant beaucoup plus probable qu’elle célébrât seulement la sauvegarde de la population et la fondation de la nouvelle Dacie, au sud du Danube. En effet, Aurélien, qui se rendit personnellement sur les lieux pour mesurer la gravité de la situation, décida de renoncer à cette province terriblement ravagée et dépeuplée à la suite des invasions. Les quelques unités militaires qui y stationnaient encore furent retirées et le reste de la population fut transféré en Mésie. Pour garder les apparences, on créa entre les deux Mésies une nouvelle province appelée Dacia Ripensis, avec Serdica (Sofia) pour capitale.

Les derniers quarante ans de l’histoire de la Dacie prouvèrent une nouvelle fois ce qu’on avait déjà constaté sous Hadrien, à savoir que la Dacie n’avait aucune importance stratégique du point de vue de la défense des provinces {f-61.} balkaniques et des parties centrales de l’Empire. Sarmates et Goths avaient pu ravager sans difficultés les deux Mésies et la Thrace à travers elle, car plusieurs dizaines de milliers de soldats n’étaient pas capables de défendre ses longues frontières. Par l’évacuation de la Dacie, Aurélien augmenta la solidité du limes considérablement raccourci, tout comme dans le triangle délimité par le Rhin et le Danube en Germanie et en Rhétie. Il ramena le limes danubien à son état de la fin du Ier siècle. La legio XIII Gemina rentra en Ratiaria, tandis que la legio V Macedonica reprit ses quartiers à Oescus, où elle avait stationné 170 ans plus tôt. Après avoir ainsi raccourci la ligne de front, Aurélien conduisit vers l’Orient une partie de l’armée d’Illyrie avec la ferme conviction d’avoir assuré la sécurité des provinces balkaniques.

Le sort de la population de la Dacie après la retraite des Romains

Nos sources relatent d’une manière identique l’évacuation de la Dacie. Consultons par exemple Eutrope (IX, 15) à ce sujet: Aurélien, «après la destruction de toute l’Illyrie et de toute la Mésie, fit évacuer la province de Dacie fondée par Trajan au-delà du Danube, renonçant à toute possibilité de la conserver. Aussi fit-il établir les Romains des villes et des campagnes de Dacie au centre de la Mésie, territoire auquel il donna le nom de Dacie. Celle-ci divise maintenant la Mésie en deux et se trouve, vue selon le courant de l’eau, sur la rive droite du Danube, alors qu’elle était auparavant sur sa rive gauche». On se demande donc s’il était malgré tout possible pour des masses de citoyens romains, parlant latin mais abandonnées par l’Empire, de demeurer sur le territoire de l’ancienne province, puis de survivre à la migration des peuples et de devenir finalement les ancêtres d’un peuple néo-latin. Le témoignage d’Eutrope ne saurait être remis en question que si les conditions démographiques et historiques de la fin du IIIe siècle n’avaient pas permis ou justifié un tel transfert de population, ou si on pouvait démontrer la présence massive dans la province, après 271, de populations parlant latin, c’est-à-dire parvenues au plus haut degré de romanisation. Ce n’est pas un hasard si nous insistons sur le mot massive: 130 à 150 ans plus tard, la civilisation romaine des régions du Moyen-Danube fut anéantie, dès l’effondrement des structures administratives et de l’armée de ces provinces (d’abord en Pannonie du Nord-Est, puis en Pannonie de l’Ouest et du Sud et dans certains territoires de la Rhétie, et du Norique) par les envahisseurs barbares. La population locale restée sur place, qui n’avait plus où s’enfuir puisque le Sud n’offrait plus de refuge, finit par se mêler aux envahisseurs successifs ou périt de leurs mains. Aucun peuple néo-latin n’est issu d’eux, encore que les conditions générales (en particulier une population homogène formée par 400 ans de romanisation) et la situation géographique y eussent été beaucoup plus favorables qu’en Transylvanie, dont le sol fut pendant très longtemps ravagé par les incursions et les pillages des Carps, des Goths, des Sarmates, des Vandales et des Gépides.

L’étude d’une éventuelle continuité ethnique en Dacie ne saurait se passer de l’examen des conditions qui ont favorisé, dans les provinces situées plus à l’ouest, la permanence de la population et la formation de peuples néo-latins. L’ethnogenèse des peuples néo-latins eut en général lieu 130 à 150 ans après l’évacuation de la Dacie, et, dans tous les cas, sur les territoires mêmes de l’Empire effondré. Certes, l’évolution était loin d’être identique sur l’ensemble {f-62.} de ces territoires. Dans l’Ouest et dans le Sud européens, la vie continuait dans une paix relative même après l’arrivée et l’établissement des Barbares, tandis que dans le bassin carpatique, où les peuples occupants (dont certains allaient fonder plus tard des Etats en Occident ou en Afrique) se succédèrent avec rapidité et la guerre avait tendance à s’éterniser. Or cette dévastation avait commencé en Dacie 130 à 150 ans plus tôt que dans les provinces danubiennes.

Pour ce qui est des conditions dans lesquelles l’évacuation se déroula, remarquons qu’il s’agissait d’une mesure bien préparée, prise au moment où Rome réussit à arrêter pour un temps les offensives des Goths qui, depuis dix ans, ravageaient pour ainsi dire quotidiennement le Nord des Balkans: ainsi, la population avait le temps d’aller chercher refuge ailleurs. Quoique l’amélioration générale de la situation, à la fin du IIIe siècle, fût loin d’être spectaculaire aux yeux des habitants de l’Empire, il est certain que la fin des incursions des Goths marquait un changement de conjoncture, notamment en Mésie, et montrait la capacité de l’Empire de défendre sa population. Cruellement dévastés par les guerres, les territoires au sud du Danube pouvaient accueillir des masses de population transférées. En effet, Eutrope dit que la Dacie fut évacuée non seulement parce qu’elle était indéfendable, mais aussi parce que l’Illyrie et la Mésie venaient d’être atrocement saccagées. Cependant, le fléchissement démographique était dû, outre les guerres, aux épidémies qui ravagèrent l’Illyrie dès les années 250: «la peste, qui frappa les villes, fut plus terrible que jamais, dépassant largement le nombre de victimes des Barbares, si bien que les villes occupées et dévastées par ceux-ci étaient plus heureuses que celles atteintes par l’épidémie» (Zosimus, I, 37). Les pertes humaines étaient si énormes que la recolonisation de la Thrace, province voisine de la Mésie, n’était pas encore terminée au IVe siècle. Le dépeuplement des Balkans suggérait également de remplir ce vide par le transfert de la population de Dacie. De plus, Rome pouvait se féliciter d’avoir pu établir cette fois dans ses provinces ses propres sujets et non des Barbares.

L’évacuation de la Dacie ne se fit donc pas contre la volonté de sa population. Pourquoi ses habitants – en particulier les citoyens romains parlant latin – auraient-ils voulu rester sur ce territoire privé de toute protection militaire, exposé à des expéditions de pillage et à l’occupation, prêt à sombrer de nouveau dans la barbarie? Dans les autres provinces, la fuite vers le Sud se déclencha spontanément lors du déclin de l’Empire romain, au début du Ve siècle, alors même que ces réfugiés ne pouvaient plus guère espérer trouver protection ou établissement. Pour les citoyens romains de langue latine, grecque ou éventuellement syrienne, rester au nord du Danube aurait été insensé alors qu’ils étaient en mesure de reprendre leur vie habituelle un peu plus loin, à l’intérieur des frontières sûres de l’Empire. On ne saurait supposer non plus que de sporadiques groupes humains d’origine dace peu romanisés et ne parlant pas le latin, aient tenu à rester dans la province quittée par les Romains. Nos sources prouvent exactement le contraire: vers la fin du IIe siècle, les Daces libres demandèrent à deux reprises de s’établir sur le territoire de l’Empire. Après la guerre marcomane, cette faveur fut accordée à un nombre inconnu d’individus, puis encore à 12 000 Daces. Ayant maintenant les Goths dans leur dos, ils ne restèrent guère dans cette région, encore qu’ils n’aient pu être romanisés en l’espace de 50 à 60 ans. Aux yeux des peuples établis près du limes depuis le IIe siècle, l’Empire romain représentait un cadre de bien-être et de sécurité, ceint de «murailles» et gardé par une armée vigilante, où ils demandaient les uns après les autres l’autorisation de s’installer. {f-63.} Au milieu du IIIe siècle, l’Empire n’avait point perdu de cet attrait, malgré d’incessantes guerres et l’anarchie politique: sous Gallien, les Marcomans furent transférés dans l’Empire, tout comme plus tard (en 295) les Carps dacisés qui venaient justement de dévaster la Dacie (Aurelius Victor, epitomae de Caes., 39, 43).

Bien que le nombre des inscriptions élevées par la population civile tendît à diminuer dans l’ensemble de l’Empire romain à partir du milieu du IIIe siècle, les sources épigraphiques nous permet néanmoins de suivre le déplacement de la population de Dacie. Les inscriptions latines abondent au IVe siècle à Serdica, capitale de la Dacie nouvelle, située dans une région où avait dominé la langue grecque avant l’arrivée des habitants de la Dacie. Ces inscriptions sont dues très probablement à des gens de langue latine, originaires de l’ancienne Dacie.

Les sources narratives sont unanimes au sujet de l’évacuation de la Dacie. Le transfert de la population dans la province limitrophe ne devait pas poser de sérieux problèmes à l’administration hautement organisée de l’Etat romain. Bien entendu, cette opération ne fut pas effectuée d’un jour à l’autre, quoiqu’une bonne partie de la population civile se fût déjà enfuie de la province. Il est néanmoins possible – bien que nous n’ayons aucune preuve à ce sujet – que tous les habitants n’aient pas quitté la Dacie. Il est certain en tout cas – on l’a vu – que le nombre de ceux qui restèrent était insignifiant.

Le sort de la population d’une région, la continuité ou l’arrêt de la vie dans ses agglomérations se révèle nettement lors de l’étude de ses cimetières. Si la vie prend fin dans une agglomération en raison du dépérissement, de l’exode ou de la fuite de la population, les inhumations cessent elles aussi. Les objets usuels, les parures, les pièces vestimentaires et les monnaies trouvés dans les tombes permettent d’établir avec exactitude la date de la cessation des inhumations et, partant, de la disparition de la population. Ainsi, si l’on supposait, malgré le témoignage des sources écrites, que des groupes humains nombreux fussent restés en Dacie après l’évacuation de la province, cette thèse ne saurait être justifiée que par les matériaux des cimetières des villes, des habitations rurales et des camps romains, dans la mesure où les inhumations continuaient même après les années 270. Or, en dehors de cimetières minuscules se prêtant mal à de telles enquêtes, une seule nécropole urbaine a été complètement mise au jour, près de Romula, où les mises en terre y cessèrent dans le deuxième tiers du IIIe siècle. Les nécropoles de Naposa, d’Apulum et de Potaissa, ou ceux situés près des camps militaires n’ont pas encore été étudiés par les archéologues.

Pour soutenir la thèse de la permanence de la population, certains allèguent volontiers les monnaies frappées après 271 et le legs chrétien – ou plutôt considéré comme chrétien – retrouvé sur le territoire de l’ancienne Dacie. En réalité, une quantité tout à fait insignifiante de monnaies romaines datent de la seconde moitié du IIIe siècle: leur nombre ne commence à croître qu’à partir des premières années du IVe siècle. Or, ces monnaies étaient des instruments financiers qui furent parfois largement utilisés même par les peuples barbares en dehors du territoire de l’Empire romain. La circulation de l’argent romain dans l’aire d’établissement des Sarmates, et donc dans la Grande Plaine hongroise et le Banat qui n’ont jamais été colonisés par Rome, prouve que ces trouvailles ne peuvent confirmer ni la présence massive de descendants des habitants de la province, ni l’appartenance du Banat à l’Empire, c’est-à-dire à la Dacie.

Après l’effondrement des structures politiques romaines, le christianisme {f-64.} était le seul facteur susceptible d’assurer la cohésion des populations des anciennes provinces. L’espoir du bonheur dans l’autre monde compensait, aux yeux de beaucoup, les souffrances dues aux crises des Ve-VIIe siècles. La mise en place des structures ecclésiastiques s’était effectivement achevée avant le IVe siècle; elles commençaient même à se confondre avec celles de l’administration publique. Dès que les organes de l’Etat s’avérèrent incapables de s’acquitter de leurs devoirs – notamment de défendre les villes assurant la continuité de la civilisation romaine –, leur rôle fut progressivement assumé par les structures ecclésiastiques, en particulier par les évêchés, constitués d’après l’organisation territoriale des villes et placés sous le signe de l’universalité de l’Eglise chrétienne. Ces organisations épiscopales prenaient en main la direction de la vie urbaine, tentaient d’organiser la défense et négociaient avec les occupants.

Comme la formation des évêchés ne fut pas antérieure, dans tout l’Empire romain, au IVe siècle, ceux-ci ne pouvaient exister (ni favoriser la romanisation) dans la Dacie évacuée en 271. Les quelque 15 objets dits «chrétiens» – dont le lieu et les conditions de découverte sont sujets à caution ou dont la détermination a été même parfois erronée – ne permettent en aucun cas de conclure à l’existence de communautés chrétiennes, voire d’évêchés. Ils autorisent tout au plus à imaginer, dans la région, la présence de quelques chrétiens. Ils pouvaient provenir du commerce ou des pillages des Goths (euxmêmes chrétiens) établis en Transylvanie au IVe siècle, tout aussi bien que de collections d’antiquités enfouies beaucoup plus tard. A l’exception de la découverte de Berethalom – que l’on peut par ailleurs attribuer avec certitude aux Goths –, ces «trouvailles» ne sont pas des objets liturgiques. En dernière analyse, ils sont aussi peu probants en ce qui concerne «l’état chrétien» de leurs propriétaires que ne le sont les veilleuses de bronze de la haute époque byzantine, retrouvées dans d’autres régions du Barbaricum, notamment à Tápiógyörgye (département de Pest, Hongrie) et à Luciu en Moldavie (Roumanie). Et on pourrait énumérer les analogies. De même, le propriétaire de la main de bronze de Iuppiter Dolichenus, ravie en Dacie et retrouvée en Ukraine, n’était pas nécessairement un citoyen romain initié à ce culte, pas plus que celui de la statue de bronze de Victoria, mise au jour dans le village d’Akasztó (département de Bács-Kiskun, Hongrie), n’était adepte de cette déesse romaine.

A côté des sources écrites et des données archéologiques, la toponymie nous aide également beaucoup dans l’étude des mutations ethniques. Les noms d’agglomérations, de montagnes et de cours d’eau permettent aux habitants de reconnaître leur environnement géographique. Ils font partie intégrante d’une civilisation; leurs changements, déterminés par certaines lois, indiquent les modifications, les mutations ou la disparition de la population. Cependant, le changement des toponymes et le renouvellement de la population ne sont pas des processus simultanés, d’autant qu’il arrive rarement que les habitants d’une région disparaissent complètement. Or, la coexistence de deux ou de plusieurs peuples s’accompagne de l’adoption partielle, par les nouveaux venus, des noms géographiques. Ainsi les toponymes subsistent même lorsque la population éponyme a déjà disparu ou a été assimilée. Ce processus ne se fait jamais en sens inverse: lorsque les habitants d’une région donnée restent sur place, leurs toponymes ne disparaissent jamais complètement même si d’autres peuples aussi viennent s’y établir. L’apparition de nouveaux toponymes doit donc signaler l’arrivée et l’établissement de nouveaux venus. Leur survie est conditionnée par les mutations ethniques aussi bien que par les {f-65.} diversités culturelles, sociales et politiques. Il n’est guère d’exemple de renouvellement complet des toponymes sur des territoires entiers. Les rivages des grands fleuves et rivières ayant toujours été habités, leurs noms ont pu se maintenir pendant des millénaires. C’est le cas du Rhin et de l’Elbe ou, en Europe centrale, du Danube, de la Tisza et du Maros.

L’étude des noms géographiques est d’une importance particulière pour la période consécutive à la décomposition de l’Empire romain d’Occident. Souvent, elle seule permet de suivre, en l’absence de toute autre source, le sort de la population de certaines provinces. Là où la population romaine survécut en masses – c’est-à-dire dans les futurs pays néo-latins –, on trouve encore de nos jours bien des toponymes d’origine latine, marqués seulement par l’évolution des langues. Ailleurs, où les habitants ont dû céder une partie de leur territoire aux nouveaux venus, on constate un remplacement partiel des noms géographiques. Enfin, dans les provinces où le renouvellement ethnique a été radical, la population locale ayant disparu ou considérablement fléchi, les toponymes ont eux aussi changé dans une proportion beaucoup plus élevée que dans les deux cas précédents. Les changements successifs de langue s’accompagnaient de la modification plus rapide des toponymes originaux, voire de leur disparition. En Rhétie, au Norique et en Pannonie, la population romaine n’a survécu que de quelque dizaines d’années à l’effondrement de l’Empire pour disparaître ensuite définitivement; aussi très peu de noms géographiques ont-ils été conservés. Cependant, certains toponymes nés à l’époque romaine subsistent encore de nos jours dans des régions où les descendants des provinciaux romains de jadis ont déjà disparu depuis longtemps. On ne trouve pas de noms géographiques datant de l’Antiquité dans la Pannonie du Nord-Est, puisque le renouvellement de la population y fut rapide et complet. Par contre, dans la région située entre les rivières Drave et Save, et en Pannonie de l’Ouest, les noms des cours d’eau (Rába: Arrabo; Marcal: Mursella; Zala: Salla / Zöbernbach: Sevira, Savaria; Mura: Muria) et des villes (Wien: Vindobona; Ptuj, Pettau: Poetovio; Sisak /Sziszek/ Siscia) ont survécu. Le Szerémség (Sirmie/Srem) vient du latin Sirmium, le nom de Scarbantia (Sopron) ne remonte pas plus loin qu’au VIe siècle. Le nom de Savaria est resté inchangé; connu dès le IXe siècle, il était officiellement employé en concurrence avec le nom hongrois Szombathely jusqu’au XIXe siècle. Or, au IXe siècle, il n’y avait plus de peuples néo-latins dans ces régions de la Pannonie. La coexistence des peuples et l’assimilation ultérieure avaient néanmoins permis aux nouveaux habitants d’adopter les toponymes anciens. La persistance de certains noms géographiques de Pannonie eût été impossible si les Hongrois, à la conquête de leur pays, ne les avaient repris à leur compte. Il s’ensuit logiquement que si le peuple roumain de langue néo-latine s’était formé, en partie ou en totalité, sur le territoire de la Dacie de Trajan – notamment en Transylvanie –, une bonne partie des toponymes latins s’y serait conservée, comme chez les autres peuples néo-latins.

La vérité est cependant que seuls les noms de quelques cours d’eau importants viennent de cette époque: celui du Szamos (le mot Samum désignait au reste une localité) et du Maros (Marissus, Marisia); mais, comme ces rivières ne font que traverser l’ancienne Dacie, le fait que leur nom subsiste encore ne saurait guère être attribué à la seule population de cette province.

Le nom de l’Olt (Alutus) et celui, d’origine incertaine, de la Cserna (mot slave qu’on fait dériver, entre autres hypothèses, du mot Dierna ou Tierna) ont été conservés par les Romains et les Byzantins qui, de leurs petites forteresses, contrôlaient encore pendant des siècles la rive septentrionale du {f-66.} Danube. En dehors de quelques noms de cours d’eau de Dacie intérieure (dont l’étymologie est sujette à caution), aucun nom de localité ne subsiste de cette époque. Cette disparition des toponymes de l’époque romaine, beaucoup plus prononcée que dans les provinces européennes de l’Empire, reflète fidèlement l’histoire de la province: elle est la conséquence de l’évacuation de la Dacie par les Romains et témoigne d’un renouvellement radical de sa population. (Les toponymes de consonance antique qui désignent actuellement certains lieux sur le territoire de l’ancienne Dacie sont des créations artificielles récentes.)

Les sources historiques, les fouilles archéologiques et la toponymie prouvent ainsi sans équivoque que le territoire de la Dacie, militairement et politiquement coupé de l’Empire après 270, fut ainsi définitivement perdu pour la civilisation romaine.

{f-48-49.}

1. Objets d’or provenant de l’âge du bronze, Somogyom

1. Objets d’or provenant de l’âge du bronze, Somogyom

2. Objets scythiques:

2. Objets scythiques: 1) Cliquetant de bronze, Gernyeszeg; 2) Miroir de bronze, Makkfalva

3. Bijoux d’argent daces: 1) Torockószentgyörgy, environs de Nagyenyed et Nagyvárad;

3. Bijoux d’argent daces: 1) Torockószentgyörgy, environs de Nagyenyed et Nagyvárad; 2-3) Nagykágya, Darlac et Cserbel

4. Monnaies provenant de la Dacie:

4. Monnaies provenant de la Dacie: 1) Monnaie datant de l’époque de la fondation de la Dacie; 2-3) Deniers frappés vers la fin des guerres daces, avec les figures symboliques de la Dacie soumise et du Danube; 4) Monnaie frappée à Viminacium sous le règne de Philippus, avec la figure de la Dacie et les enseignes de ses légions

5. Tablettes de cire provenant de Verespatak

5. Tablettes de cire provenant de Verespatak

6. Plat d’apparat provenant de Bereck, un chef-d’śuvre des potiers goths de Transylvanie

6. Plat d’apparat provenant de Bereck, un chef-d’śuvre des potiers goths de Transylvanie

7. Bijoux gépides:

7. Bijoux gépides: 1) Boucle d’oreille en or avec pierres précieuses, Bánffyhunyad 2) Pendentif d’or en forme de croissant, Nagyvárad; 3) Bouton émaillé de poignée d’épée, Transylvanie; 4) Bracelet d’or, Transylvanie; 5) Bague d’or, Nagyszentmiklós; 6-7) Paire de fibules, Nagyvárad: 8) Perles d’or; 9) Fibule, Nagyvárad

8. Mobiliers funéraires de la première époque avare:

8. Mobiliers funéraires de la première époque avare: 1-2) Paire d’étriers, Dicsõszentmárton; 3) Boucle d’oreille en or provenant d’une ancienne collection privée de Transylvanie; 4-6) Mors et étriers, Németpereg; 7) Paire de boucles d’oreille, Torda