Table des matières

{f-441.} Le libéralisme hongrois et la Constitution féodale

Le mouvement hongrois de Transylvanie est organiquement lié à celui de Hongrie dont il est un prolongement particulier, encore qu’autonome. En Hongrie, la politique de réformes libérales repose sur une base plus solide. La noblesse moyenne y est plus musclée. De par sa condition sociale, elle peut s’imposer en tant que force principale d’une réforme politique et sociale globale, fière de jouer le même rôle que la bourgeoisie d’Europe de l’Ouest, celui de Tiers Etat. Cette couche constitue une particularité hongroise à nulle autre pareille ni par l’ampleur de l’autonomie intérieure dont elle jouit, ni par le pouvoir administratif qu’elle détient dans les comitats. Le découpage en comitats, essentiellement décentralisateur, permet de concerter et de rendre efficace les pas d’un mouvement dirigé contre le pouvoir central.

En Transylvanie, si la noblesse moyenne passe pour faible, l’aristocratie locale est bien plus qu’en Hongrie profondément impliquée dans le mouvement de réformes. D’où la tentative de certains dénonciateurs d’esprit conservateur de discréditer le mouvement de réformes transylvain en le qualifiant de machination d’aristocrates. Or, en réalité, la poignée d’aristocrates qui possèdent les plus grands latifundia sont conservateurs et, pour la plupart, fort endettés. La majorité des aristocrates locaux, par contre, ne peut généralement accéder qu’à des revenus comparables à ceux que touche en Hongrie la noblesse moyenne. En revanche, ils jouissent d’une influence sociale autrement considérable. Des liens de parenté les rattachent à la petite et moyenne noblesse, force vive de la politique au niveau du comitat. Dans les collèges, les jeunes aristocrates sont entrés en rapports étroits avec le corps des professeurs et avec l’ensemble de l’intelligentsia. Or, la culture apparaît désormais comme une force capable de structurer des groupes sociaux et de redéfinir la stratification traditionnelle de la société féodale.

Il n’est nullement un hasard si le terme d’intelligentsia, voué à une grande carrière dans le vocabulaire de l’époque, émerge vers cette époque-là. Notons cependant qu’en Transylvanie on ne voit pas apparaître le groupe comparable à l’intelligentsia classique mais réduite à une position marginale, qui marquera si fort le développement polonais et russe. Tout au plus en voit-on se dessiner les contours. Le Polonais trouve sa vocation à tenir en éveil l’idée de liberté nationale, alors que le Russe se caractérise par une attitude critique n’allant souvent de pair qu’avec une contemplation impuissante de l’ordre établi. Or, en Transylvanie, tous ceux qui assument un rôle d’intellectuel auront la possibilité, lors des grandes luttes pour la transformation bourgeoise, d’occuper le devant de la scène.

Il n’en reste pas moins que les institutions féodales assurent seulement la possibilité d’initiatives et non les cadres d’une politique cohérente de réformes. Le pouvoir central parvient mieux en Transylvanie qu’en Hongrie à subordonner les comitats à ses ordres. Le comitat transylvain n’a pas le droit de lever des taxes aux fins de son propre financement; une certaine somme lui est allouée par le Gubernium. Lors des renouvellements des fonctionnaires, l’assemblée nobiliaire élit trois candidats représentant les trois religions reçues, quitte à s’en remettre au choix définitif du pouvoir central qui en nommera un seul. Et pourtant, l’autonomie des comitats que nous venons d’évoquer permet une résistance soutenue face à l’administration. Les assemblées réunissent parfois des masses de 3 à 4 mille électeurs. Le droit de pouvoir élire des fonctionnaires à la tête de l’administration et de la justice locales, ainsi que des députés à la Diète, alimente, même chez les petits hobereaux illettrés {f-442.} et privés de toute expérience politique, le besoin de participation à la vie publique.

La Diète transylvaine, plus encore que son homologue de Hongrie, favorise, par sa structure, la politique de réformes libérales. Face au bicaméralisme hongrois, l’assemblée transylvaine est monocamérale. Les a régalisten» nommés par le souverain – choisis pour la plupart parmi les aristocrates et (dans un souci d’équilibre) les nobles moyens – sont, avec les magistrats disposant du droit de vote et les membres du gubernium, majoritaires à la Diète (200 à 230 voix). En revanche, l’initiative appartient, essentiellement grâce à leur supériorité intellectuelle et morale, aux élus des comitats et des districts (36 personnes). Ne sont-ils pas les représentants du «peuple»? Il leur est facile de gagner les élus des «sièges» sicules, ainsi que ceux des villes (de 36 à 38 personnes) qui ont le droit de vote à titre personnel, alors qu’en Hongrie, leurs confrères ne disposent que d’une seule voix, collective. Le cas échéant, ils peuvent également compter sur les élus des «sièges» saxons (22 personnes) sans parler du fait que tous les «régalistes» ne sont pas conservateurs.

Depuis 1811, le pouvoir central n’avait pas convoqué la Diète, alors que les lois fondamentales lui faisaient obligation de la convoquer chaque année. Par cette violation de la Constitution, l’absolutisme bureaucratique se dénude lui-même: aussi devient-il la cible de l’ensemble de la société nobiliaire mobilisée contre lui.

La noblesse libérale soutient les éléments bourgeois et intellectuels soucieux de démocratiser la vie publique municipale et la participation aux organismes représentatifs, face à l’oligarchie des bureaucrates, qui, jalouse de son pouvoir, se livre à des intrigues politiques. A cette époque, une partie considérable de la noblesse foncière est déjà urbanisée. Ce sont justement leurs hôtels privés qui donnent à Kolozsvár un caractère de «capitale». Comme le noble non assujetti à l’impôt à la campagne est contraint à en payer en ville, la noblesse citadine s’intègre dans la vie municipale en acquérant droit de cité en maints endroits. Des casinos à vocation politique se créent afin de réduire, à force de propager le mode de vie bourgeois, les différences traditionnelles entre nobles et roturiers. Grâce au rôle et à l’autorité, dans les villes, de l’aile libérale de la noblesse, on voit s’accroître, face à l’ensemble de la noblesse, le prestige des villes hongroises.

Le mouvement de réformes transylvain dénote une singulière dualité: les libéraux ne revendiquent, comme programme politique, que la restitution et la corroboration de la Constitution féodale, en y ajoutant de plus en plus fréquemment l’exigence de voir s’affermir les libertés démocratiques bourgeoises. Ils réclament une démocratie nobiliaire dans le seul but de la transformer en démocratie bourgeoise libérale. Ce double caractère du libéralisme hongrois de Transylvanie est incarné par la personne du baron Miklós Wesselényi. Dans les années 1820, ce dernier organise encore la résistance de la noblesse contre l’établissement du «terrier», registre dénombrant les biens qui relèvent d’une seigneurie. Dix ans plus tard, il entre en scène comme un des chefs de file et maîtres à penser de l’opposition réformiste en Hongrie. Il est de ceux qui rattachent la réforme globale de la société aux revendications d’autonomie constitutionnelle de la Hongrie. On le trouve parmi les promoteurs de ce qu’on appelle communauté d’intérêts, et qui se propose d’intéresser au même titre seigneur terrien et serf à la transformation nationale bourgeoise. Dans son livre Des préjugés (qui, en raison de la censure, ne verra le jour que deux ans après son achèvement, en 1833, à l’étranger: à Leipzig), il propose, avec un radicalisme dépassant de loin celui de ses contemporains, {f-443.} que soit promulguée une réglementation valable pour l’ensemble du pays qui régisse les conditions et le montant du rachat que le serf devra, pour accéder au statut de propriétaire libre, à son seigneur à la place de la corvée et du champart. Et, tandis qu’à la Diète de Pozsony, réunie en 1832, il déploie une intense activité en faveur de la réforme sociale, il représente, en Transylvanie, la politique dite des récriminations qui cherche réparation aux violations de la Constitution féodale. En luttant pour les libertés nobiliaires, il acquiert une cote de popularité très marquée, en particulier dans le pays des Sicules, alors en effervescence.

Les libéraux hongrois de Transylvanie se rendent bien compte de la nécessité de faire appel au soutien des masses tout en s’accomodant des possibilités du jour. Professeur à Nagyenyed, Károly Szász qui s’ingénie à formuler tous les arguments historiques et juridiques d’une opposition protestataire, dit bien: «nous ne saurions qu’avancer pas à pas. Celui qui, sortant des rangs, se lance trop loin, n’entraînera pas les masses et payera cher son audace irréfléchie. En revanche, celui qui garde le rang, peut, en encourageant ses pairs, accélérer leur marche».*KÁROLY SZÁSZ, Oskolákról (Des écoles), Nemzeti Társalkodó, 1841, semestre II, n° 2.

Dans la vie intellectuelle, il est aisé de détecter la filiation allant des idées des Lumières au libéralisme, mais aussi les innovations. Traducteur de Goethe et de Schiller, l’unitarien Sándor Bölöni Farkas qui, vers la fin de la décennie 1820, pense encore «faire davantage»*Lettre de Sándor Bölöni Farkas à József Gedõ, 11 mars 1829. Citée par ELEK JAKAB, Bölöni Farkas Sándor és kora (S. B. F. et son époque), Keresztény Magvetõ, 1870, 277. en rédigeant pour la première fois en hongrois le menu d’un repas, c’est-à-dire par la magyarisation du mode de vie, qu’en publiant un ouvrage théorique, accédera, quelques années plus tard, à la popularité par un Voyage en Amérique du Nord. Jusque-là, l’Amérique était synonyme, dans la mentalité transylvaine, de pays de la liberté de religion, et voici qu’elle apparaît comme A pays de la raison».*SÁNDOR BÖLÖNI FARKAS, Utazás Észak-Amerikában (Voyage en Amérique du Nord). Édité et préf. par SAMU BENKÕ, Bucarest, 1966, 274. Les comptes rendus objectifs font l’effet d’une profession de foi politique qui tend à prouver que G seule la liberté mûrit l’homme pour être libre et cultivé».*Du journal de Bölöni Farkas: ibid. 51.

Sándor Bölöni Farkas incarne la tendance radicale et démocratique du libéralisme. Ce n’est pas un hasard si, dans le développement de ce mouvement les unitariens jouent un si grand rôle. Ceux-ci ne représentent qu’à peu près 10 pour cent des Hongrois de Transylvanie, mais leur réseau scolaire bien organisé leur assure une sérieuse mobilité sociale. Et, comme la religion unitarienne se trouve en dernière place parmi les religions légalement reconnues, lors de la nomination des fonctionnaires, ses adeptes sont régulièrement évincés. La conscience de cette condition minoritaire et la théologie qui apparente cette religion au déisme rendent les unitariens plus réceptifs au rationalisme et au libéralisme.

Les calvinistes constituent le plus grand et le plus fort tronc de la population hongroise de Transylvanie. Il s’ensuit que la réorganisation de l’Eglise réformée aura, dans l’esprit de l’époque, valeur d’expérience pour la mise en place d’une communauté plus démocratique. Lors des élections au Consistoire, chaque chef de famille réformé est doté du droit de vote et la chance est même accordée aux roturiers de se faire élire comme «patrons» au scrutin à deux tours. Comme cette réorganisation s’inspire délibérément de l’exemple de la Constitution nord-américaine, le gouvernement est profondément angoissé de {f-444.} voir, en cas de victoire de l’opposition, transformer dans ce même esprit le droit public transylvain.

Sous la pression de l’agitation politique et sociale hongroises, et pour la contrebalancer, l’administration de Vienne se résigne finalement, en été 1834, à convoquer la Diète. Envoyé sur place comme commissaire royal représentant la volonté et la personne du souverain, l’archiduc Ferdinand d’Este avertit aussitôt la Cour que, dans l’hypothèse où la noblesse s’aviserait de se soulever, on pourrait compter sur une terrible révolte de la paysannerie roumaine. Il adresse le même avertissement à l’opposition. Or, dès le début, les dissensions au sujet de la procédure s’affirment avec une telle force que la dissolution de la Diète est inévitable. Le gouvernement voit davantage de péril du côté du «parti libéral doctrinaire» que de la part des radicaux dont le chef de file est Miklós Wesselényi. Etant donné qu’il a installé une imprimerie lithographique et entrepris la publication des discours, l’opinion croit que la dissolution a été provoquée par ce dernier. En réalité, le souverain l’avait précédemment ordonnée et le chancelier Metternich, prompt à voir dans toute prétention constitutionnelle d’esprit libéral l’élément d’un complot pan-européen, entendait maintenant donner un exemple spectaculaire de répression. Un grand nombre de gens sont cités devant le tribunal. Quant à Wesselényi, il est inculpé et condamné à la prison simultanément «dans les deux patries sueurs». Une partie notable de la société nobiliaire transylvaine répond aux représailles par la résistance passive, jusqu’à ce que le gouvernement ne soit amené à prendre lui-même l’intiative de concessions apparentes.

En 1837, une nouvelle Diète nationale est convoquée. Cette fois, plusieurs élément essentiels de la constitutionnalité féodale sont observés, avant tout l’élection des dignitaires. Dans un premier temps, les deux parties évitent tout conflit majeur, mais l’opposition remporte cependant une victoire morale l’archiduc Ferdinand, proposé à la dignité de gouverneur, obtient peu de suffrages et, humilié, doit quitter la Transylvanie.

La politique libérale hongroise des minorités

Les années 1830 s’achèvent ici, comme à la Diète de Hongrie, sur un compromis de la Cour et de l’opposition, qui peut momentanément escamoter les antagonismes insurmontables. La direction de l’Etat autrichien n’abandonne pas ses méthodes d’absolutisme bureaucratique, pas plus que la centralisation de l’Empire. Tout au plus fait-elle des concessions en tolérant momentanément certains éléments de l’ordre constitutionnel féodal. Le mouvement national hongrois, dans son ambition de mettre en place les cadres d’un Etat bourgeois national, commence à réclamer la libéralisation de l’Empire et sa transformation en Etat confédéral, à l’intérieur duquel il entend consolider sa propre position par l’union de la Transylvanie et de la Hongrie. La conscience de l’isolement de l’ethnie hongroise hante les esprits. Herder avait prédit, à la fin du XVIIIe siècle, le dépérissement des Hongrois et les libéraux hongrois ne font que renchérir en parlant de 4 millions de Hongrois au lieu du chiffre réel de 5 millions, et de 10 millions d’allogènes alors qu’en réalité la population totale des pays de la Couronne hongroise s’élève, à cette époque-là à quelque 11 à 12 millions. (L’ethnie hongroise vivait essentiellement dans les régions centrales au développement dynamique du bassin des Carpates, quelque io à 12 pour cent vivant en Transylvanie où elle représentait 27 à 30 pour cent de la population totale.)

{f-445.} L’union de la Transylvanie et de la Hongrie est étroitement liée au problème de refonte de la structure de l’Empire et elle détermine dans une laige mesure la nature de la transformation bourgeoise en Transylvanie. La Hongrie a une avance certaine sur elle en ce qui concerne le démantèlement des institutions féodales et la mise en place d’un ordre juridique bourgeois, car ses lois assurent de meilleures conditions d’existence à la paysannerie. De plus, grâce à de meilleures conditions de marché, la production marchande y a pris un meilleur départ.

L’union présupposait la libéralisation de la Transylvanie, l’alignement juridique de la condition paysanne sur le modèle hongrois, mais aussi l’intégration du caractère multiethnique dans la structure de l’Etat national bourgeois. Conformément à la conception d’Etat national, les libéraux hongrois entendent lier la réforme sociale à la magyarisation, considérant que le caractère plurinational du pays bloque le développement, car il véhicule le particularisme féodal et l’esprit de clan. Ils échafaudent une logique toute particulière: en échange des réformes sociales et des droits constitutionnels arrachés par la noblesse, les peuples allogènes s’intégreront à la nation, se montreront loyaux envers l’Etat national bourgeois et en apprendront même la langue. L’unité et la suprématie de la langue d’Etat ne sont-elles pas, en effet, selon la conception de l’époque, gage de développement? C’était surestimer la possibilité de faire adopter la langue hongroise et mésestimer la résistance viscérale suscitée par toute prétention d’assimiler par la contrainte. C’était aussi entamer une expérience sans antécédent, puisque les antagonismes ethniques des époques précédentes avaient un caractère foncièrement féodal. N’y avait-il pas d’exemples qui justifiaient ces efforts d’assimilation aux yeux des tenants de cette théorie? L’homogénéité de la société française leur fournissait un argument, de même que l’exemple des Etats-Unis qui avaient réussi l’intégration par la force de la liberté, et, en Hongrie même, la magyarisation spontanée de la noblesse d’ethnie non hongroise ou la loyauté politique des masses de la petite noblesse non hongroise semblaient prouver le bien-fondé de leur thèse.

Dans les années 1830, nécessité de réformes et exigence de magyarisation forment une unité indissociable. «J’ai propagé les principes de la démocratie … J’ai servi à la vie à la mort la langue de ma patrie que j’entendais rendre exclusive à force d’opprimer la langue des autres … afin d’élever chaque citoyen au statut de Hongrois libre», lit-on dans le journal intime de Sándor Bölöni Farkas*Bölöni Farkas Sándor naplója (Le journal de S. B. F.). Préf. par ELEMÉR JANCSÓ, Bucarest, 1971, 49. qui condamne plus tard en termes incisifs la magyarisation linguistique. Wesselényi avait pensé un moment que l’émancipation des serfs devrait être liée à l’assimilation de la langue hongroise. Mais, dès les années 1840, il se rend compte de l’agitation politique des populations non hongroises, et met à plusieurs reprises en garde contre toute magyarisation forcée. Fondé sur les réalités du pays plurinational et sur le besoin croissant de s’y conformer, ce changement s’explique par le rationalisme politique et par l’adoption d’une équité morale de valeur universelle. Dès lors, toute ingérence dans l’usage privé de la langue est considérée, par la mentalité politique hongroise, comme iniquité et injustice. On continue cependant à ne reconnaître que le hongrois comme langue de la vie publique. «Se contenter de moins serait de la lâcheté et imposer davantage serait de la tyrannie: les deux {f-446.} seraient synonyme de notre suicide» – écrit Kossuth dans le journal Pesti Hírlap.*LAJOS KOSSUTH, Bánat és gondoskodás (Chagrin et protection), Pesti Hírlap, 2 octobre 1842, n° 183.

Pour ce qui est de l’exigence de la liberté religieuse – thème majeur des libéraux hongrois – elle était de nature à favoriser le développement national roumain. Dès le tout début de la décennie 1830, plusieurs comitats regimbaient devant la politique du gouvernement qui entendait favoriser la religion uniate au détriment de la religion orthodoxe. Plus d’un donnent comme consigne à leurs députés à la Diète de plaider pour la reconnaissance légale de la religion orthodoxe. La Diète de 1841-1843 fait obligation à la commission de l’assemblée de préparer sur ce problème (ainsi que sur l’émancipation des Juifs) un projet de loi.

Vie publique et vie privée s’interpénètrent à tel point qu’il devient de plus en plus difficile de tracer une ligne de démarcation entre elles. Cela a permis à ceux qui travaillaient déjà sur le programme d’un Etat national hongrois de garantir des droits linguistiques qui pouvaient par la suite servir de base à la coopération au moment de la fatidique confrontation nationale. En 1841, les libéraux hongrois de Transylvanie insèrent parmi les consignes données aux députés à la Diète, l’objectif «d’apaiser les jalousies nationales, religieuses et confessionnelles», dans le même temps qu’on élabore, dès le début de la Diète, un projet de loi sur l’élargissement de l’usage de la langue hongroise qui suscite une réaction toute contraire chez les Roumains et les Saxons. La lutte pour les droits de la langue hongroise vise à la fois le pouvoir central et la féodalité rétrograde: on veut remplacer le latin par le hongrois comme langue de l’administration, des lois et de la gestion des affaires dans les offices du gouvernement. On entend élargir la hungarophonie de la vie publique des municipalités sicules et hongroises – de longue date de langue magyare – en rendant partout obligatoire, tant dans les comitats, que dans les sièges sicules, de tenir en hongrois les registres d’état civil et en prescrivant, à Balázsfalva, que dans dix ans la langue de l’enseignement, même pour les séminaristes orthodoxes, serait le hongrois. Or les chefs de file des libéraux hongrois écartent tout recours à l’assimilation forcée, et voyant les protestations de l’opinion roumaine et le refus de la Cour, ils décident, de par leur propre conviction, d’omettre, dans la seconde version de projet de loi, les passages concernant les Roumains.

Les libéraux hongrois reconnaissent les institutions qui sont le prolongement organique d’antécédents historiques et maintiennent l’autonomie nationale. Le statut particulier des Saxons a toujours été respecté. Si on leur prescrivait de correspondre en hongrois avec les municipalités et le gubernium, c’était dans le seul souci de manifester l’unité du pays. Dans son ouvrage de 1843 (Exhortation dans l’intérêt des minorités hongroise et slave), qui prône la transformation de l’Empire en confédération, Wesselényi propose, pour normaliser le statut des Slaves vivant en Autriche, l’octroi d’une autonomie apparentée à celle dont jouissent les Saxons en Transylvanie. Cependant, ces derniers revendiquent une autonomie plus large, légitimée par le principe national.

Sur cette toile de fond s’engage la lutte linguistique: débat passionné entre publicistes hongrois, roumains et saxons. Si elle abonde en accusations réciproques sans fondement, il n’en reste pas moins que, vingt ans plus tard, le Roumain George Bariţ écrira à juste titre: «Reconnaissons, sans distinction de {f-447.} nationalité, que cette lutte – celle de nos plumes – était légitime, magnanime … et naturelle: elle mobilisait la nature humaine pour assurer la survie».*GEORGE BARIŢ, Limbile oficiale (Les langues officielles), Gazeta Transilvaniei, 1860, n° 32. Ceci dit, on comprend que dans cette situation compliquée où chacun s’efforce de dominer autrui, surgit le désir de voir naître une société universelle, homogène, ignorant les différences nationales, et c’est là, l’origine de la précieuse philosophie utopiste transylvaine. Fidèle à l’idéal du citoyen du monde, hérité du XVIIIe siècle, un professeur de mathématiques de Marosvásárhely, Farkas Bolyai se contente, dans son Arithmétique (1843), de faire quelques allusions à la propriété collective. Son fils János Bolyai qui, en 1832, dans l’Appendix du livre de son père intitulé Tentamen, avait posé, le premier au monde, les principes d’une géométrie non euclidienne, s’applique à cette époque, retiré du monde, à élaborer une grandiose utopie intitulée Üdvtan (Théorie du salut), où il tente de brosser, avec un ardent enthousiasme romantique, le modèle d’une société fondée sur la communauté des biens et capable d’éliminer les conflits de sentiments. Sámuel Brassai, professeur polyglotte du collège unitarien, qui connaît une douzaine de langues, fait tenir dans une gazette populaire soutenue par le casino de Kolozsvár, à un maître d’école les propos suivants: «La différence de langues personnalise, suscite, envenime et transmet de père en fils les dissensions nationales. Si toute l’humanité n’avait qu’une seule langue, elle ne constituerait bientôt qu’une nation et les gens s’aimeraient tous comme des parents.»*SÁMUEL BRASSAI, Az iskolamester (Le maître d’école), Vasárnapi Újság, 1er janvier 1843, n° 452.

C’est ainsi qu’apparaît la possibilité de surmonter la confrontation nationale – du moins pour un temps – par des réformes sociales.

Les efforts en vue des réformes sociales et leurs fondements

Parmi les problèmes que posaient les réformes sociales et politiques, celui des redevances seigneuriales était de première importance. Dans les années 1780 et 1810, l’administration avait tenté, sans succès, d’y mettre de l’ordre. Il fallait envisager la liquidation des dépendances féodales, l’émancipation des serfs et la mise en place de rapports de propriété bourgeois. Mais tout d’abord mettre au clair les rapports juridiques, c’est-à-dire décider lesquelles des terres devaient être qualifiées de biens allodiaux et de propriété purement seigneuriale et lesquelles de terres censières, puisque, selon la conception qui prévalait en matière d’abolition du servage, ces dernières étaient appelées à être rachetées par les paysans promus citoyens libres.

Or, en abordant les problèmes afférents au cens, on risquait une grave crise politique et économique, car cela entamait les stratégies établies d’expropriation du surplus paysan, soit le système d’interdépendance entre paysans, seigneurs et Etat. La majeure partie de la noblesse transylvaine tremblait de voir régler le problème du cens. En effet, les paysans cachaient au fisc près de la moitié des terres qu’ils cultivaient. Une éventuelle révision du terrier menaçait donc de mettre fin à cet état de choses, et on devait préciser à qui appartiendrait la terre soustraite au fisc. Si c’était au paysan qui l’avait jusquelà cultivée, ce dernier se verrait frappé d’impôts à tel point que, pour sa simple subsistance, force lui serait d’alléger ses redevances seigneuriales. Si, en {f-448.} revanche, la loi l’octroyait en partie au seigneur, les antagonismes entre seigneur et serf s’en trouveraient envenimés. Pourtant, comment attendre que le seigneur renonçât de bon gré à la terre que le droit féodal lui assurait? On comprend le «chaos des sentiments». Précisons qu’en Transylvanie, contrairement à ce qui se passait en Hongrie, l’étalon de richesse n’était pas l’étendue des terres seigneuriales, mais bien le nombre de serfs. On n’ignorait pas, certes, que le travail salarié et même partiaire était plus rentable que la corvée. Mais le manque de liquidité était pesant. Il n’y avait, tout au plus, que la vigne qu’on faisait cultiver par des salariés. Pour contraindre les paysans au travail partiaire ou à la prise en bail des terres, les seigneurs se voyaient obligés, afin d’assurer leur hégémonie sur le monde rural, de mettre la main sur la plus grande superficie possible de terres, en particulier sur les forêts et les pâturages. Mais il fallait alors modifier l’ensemble de leur système de gestion. Comptant plusieurs centaines d’arpents, les champs seigneuriaux étaient, dans le système d’assolement bi- ou triennal, souvent morcelés en plusieurs dizaines de parcelles dans la périphérie des villages. Obligation était faite à tous de céder leur parcelle en jachère comme pâturage à la commune et au seigneur, ce qui assurait la subsistance des troupeaux, tandis que le découpage des terres en mini-parcelles rassurait la majorité des agriculteurs, car il leur permettait d’accéder à égalité aux terres de différentes qualités ou, en cas de grêle, de se dédommager quelque peu de la perte de la récolte dans une partie du village par ce qui restait dans l’autre. Le système de rotation des cultures était encore si général que 40% environ des champs restaient toujours en jachère. C’était un système qui entravait certes toute initiative individuelle, mais garantissait la sécurité d’existence. Cependant, comme il s’accompagnait d’un rythme relativement élevé de croissance démographique (dont le taux atteignait 0,45%, par an entre 1786 et 1850 et 1%, dans les années 1820 à 1840), le système d’assolement, en fait, condamnait la société transylvaine à la stagnation. Seule la mise en culture des jachères offrait une possibilité de sortir de cet état de choses, à condition toutefois de réussir le passage à la stabulation qui, de son côté, exigeait d’intenses cultures fourragères.

L’initiative de modernisation de l’agriculture revenait aux petits propriétaires saxons et aux gros et moyens propriétaires hongrois. En fait, chez les Saxons de Transylvanie, le féodalisme n’avait pas pu prévaloir dans les communautés rurales. Ainsi, la transition n’y menaçait pas de conflits aussi graves que dans les régions où les propriétés seigneuriales étaient bien enracinées.

Un premier pas vers la modernisation aurait dû consister en le remembrement des parcelles, qui se heurtait à la résistance du village. Celui-ci avait le sentiment que le seigneur terrien allait mettre la main sur les terres de meilleure qualité et que les pâturages communaux en seraient eux aussi réduits. Cependant, les formes de gestion traditionnelles s’étaient avérées intenables. La noblesse avait le sentiment tantôt de «ne pouvoir toucher même pas le quart du profit que fournissait son exploitation,» tantôt que, malgré les rapports patriarcaux qui aplanissaient les conflits, «elle n’était plus protectrice, mais plutôt spoliatrice de ses sujets».*Contrat de Julianna Sombory et de Mihály Ketzeli pour empêcher la distillation. Kackó, le 6 février 1841. OL Archives de la famille Hatfaludy, paquet 37.

Le seigneur frappait de taxe toute forme d’activité paysanne: non seulement la production de blé, mais aussi le filage-tissage, l’élevage d’animaux de basse-cour et même le ramassage des produits de la forêt, autant de redevances {f-449.} à caractère archaïque, qui découlaient de l’exploitation paysanne autarcique tout en la perpétuant.

Une grande partie des exploitations seigneuriales percevaient des impôts ou plus précisément des redevances. On cherchait à concilier l’autarcie avec la nécessité de la production marchande, tout en dénonçant sans cesse l’impossibilité de celle-ci, vu les rapides fluctuations de prix et la faible capacité d’absorption du marché. En revanche, les champs et prés à caractère allodial constituaient, en Transylvanie, une part notable: le cinquième de la surface agricole utile et la moitié des terres exploitées par les paysans (et qualifiées de censières après 1848). Selon une estimation de l’époque, plus d’un tiers de la récolte de maïs assurant la nourriture du peuple provenait des terres nobiliaires exemptes d’impôt. Les fermiers censiers étaient, tout d’abord, astreints à la corvée, soit à quelque 18 millions de journées par an dont 59% consistaient en travaux à la main et le reste devait être fourni avec des bêtes de somme. Une famille avait à assurer ce service 2 à 4 jours par semaine, en fonction de l’étendue et du cheptel de la censive ou conformément à l’usage établi. Par rapport à la Hongrie, les terres allodiales étaient, en Transylvanie, moins étendues et une famille exploitait en moyenne une censive plus petite, tout en devant au seigneur près de deux fois plus de corvée. A l’époque, on expliquait ce phénomène par les conditions naturelles et économiques plus rudes. Certes, la source (le recensement de 1819-1820) à laquelle nous pouvons nous référer pour évaluer la quantité des journées de corvée, grossit les données. Les paysans déclaraient moins de terre, de peur de voir brusquement majorer leur impôt, tout en grossissant leurs redevances. Le projet de recensement promettait aux serfs l’allègement de la corvée. De leur côté, les seigneurs cherchaient à maintenir le niveau de corvée déjà déclaré. Pour eux, les redevances élevées étaient source de pouvoir: ils entendaient disposer à leur gré de la force de travail de leurs serfs et, quand ils n’avaient pas besoin de tant de corvée, ils exprimaient leur pouvoir par la remise de celle-ci.

Comme toute société féodale, celle de Transylvanie était marquée par la violence, mais le sous-développement assignait des limites à la spoliation. Bien entendu, le paysan pouvait user de sa liberté de migration, et les jours de fête lui assuraient une certaine protection. La religion orthodoxe ordonnait à ses fidèles cent jours fériés. Ces jours-là, le serf ne travaillait pas pour lui-même, tout au plus acceptait-il un travail salarié car, selon les croyances paysannes, le saint qu’on offense en travaillant ainsi, se vengera du seigneur. Des hostilités se prolongeaient entre seigneur et serf là où le premier mettait la main sur une forêt, un pâturage ou plus rarement un champ également revendiqués par le village. Dans son ensemble, le système s’avérait fonctionnel, n’eussent été la crise de surpeuplement relatif et l’exemple de l’évolution européenne qui appelaient le changement.

La modernisation n’avait que des perspectives limitées. Elle se bornait à des innovations techniques mineures, à l’introduction de cultures nouvelles et à l’acclimatation de nouvelles races d’animaux et progressait essentiellement dans les domaines seigneuriaux. Le petit hobereau hongrois ou roumain, tout comme le paysan bourgeois en Terre saxonne, n’avaient, pour moyen de développement, que l’application et la routine. Le serf se débrouillait, le cas échéant, par de petits vols de blé sur la riche moisson de son seigneur.

La conception du monde et les formes de gestion ne sont pas directement liées. Libéraux et conservateurs adhéraient également à la Société Economique Transylvaine créée dans le souci de modernisation. A cette différence {f-450.} près, pourtant, que les libéraux étaient tous acquis à l’idée de production marchande moderne, ce qu’on ne pouvait pas dire de tous les conservateurs. L’idéologie, l’attitude par rapport à la transformation bourgeoise nationale prédominaient quand il s’agissait de s’organiser en groupes politiques. L’exigence d’une nation bourgeoise était liée à celle de l’équité sociale. Les libéraux prônaient la nécessité de petites exploitations viables, capables de garantir en même temps la survie de la grosse propriété en voie de se moderniser; l’émancipation des serfs était censée gagner la sympathie de la paysannerie, tandis qu’une constitutionnalité bourgeoise offrait la perspective de rejoindre l’évolution européenne.

L’aile radicale des libéraux était rattachée par mille liens à la vie politique et intellectuelle de Hongrie. De plus, certains de ces radicaux (tout en possédant des terres en Transylvanie) étaient venus de Hongrie en tant qu’ «émissaires», plus d’un étant député à la Diète. Ils commencèrent par ressusciter la presse hongroise de Transylvanie et, tout comme Kossuth faisait du Pesti Hírlap une arme de la résistance nationale, cette seconde génération de l’opposition créait le journalisme transylvain moderne. A chaque instant, ils se référaient au progrès européen, et lançaient comme mot d’ordre: «rachat des redevances seigneuriales dans l’immédiat, et union [avec la Hongrie] le plus tôt possible». Mais ils avaient beau créditer, en bons tacticiens, le gouvernement de «volonté de progrès» (certes, ils l’espéraient vraiment en partie, mais ils entendaient également désarmer par là les conservateurs ayant partie liée avec l’administration), la direction viennoise de l’Empire refusait de s’allier aux libéraux et de faire des concessions à cet effet, de peur de perdre ainsi la possibilité de manipuler la majorité de la noblesse ainsi que toute la paysannerie.

La révision du terrier commandait de longs préparatifs. La majeure partie des libéraux auraient souhaité voir une réglementation légale à la fois globale et détaillée; ils entendaient procéder à la régulation des redevances parallèlement au remembrement parcellaire des terres et à l’introduction de la réforme fiscale. Or, une telle réglementation risquait de se prolonger pendant une vingtaine d’années, de l’avis même de ses initiateurs. La tactique de tergiversations était une conséquence des rapports économiques et politiques brouillés, sans parler de l’énorme risque que comportait, pour les contribuables, une telle révision dont le principal bénéficiaire eût été le pouvoir, grâce à la rentrée d’impôts plus élevés.

Pour maintenir la possibilité de contrôler les revenus du fisc, on cherchait à conserver intact le droit de la Diète à consentir l’impôt tout en s’efforçant d’obliger l’ensemble de la noblesse à payer l’impôt destiné à couvrir les dépenses de l’administration des comitats. Mais, pour le moment, cette tentative dépassait les moyens dont disposaient les libéraux. Aussi devaient-ils opter pour la tactique d’une législation fragmentaire, dont les lois ne régissaient que les détails. On se bornait, comme on le disait à cette époque, à «énoncer le principe» pour exprimer l’exigence de transformation bourgeoise et définir le sens de la législation ultérieure. Même dans ces conditions, les conservateurs, en maints endroits, soulevèrent la petite noblesse contre les libéraux. Mais ces derniers jouissaient d’assez d’autorité et déployaient suffisamment d’astuces pour éviter la révocation de leurs mandats. Malgré les graves dissensions d’ordre linquistique qui divisaient les libéraux hongrois et saxons, leur coopération, en matière de réforme sociale, fut un succès.

La Diète saisit Vienne de plusieurs projets de loi qui, dans l’esprit de l’égalité en droit, tentaient de s’attaquer au système juridique féodal. Ainsi fut {f-451.} confirmée la liberté de migration des serfs, fixé le plafond des redevances, garanti le droit des serfs à l’acquisition des terres. La participation de la noblesse terrienne aux travaux publics fut énoncée, ce qui préludait à la réalisation de l’égalité devant l’impôt. Les libéraux transylvains s’efforçaient de marquer des points sur certaines questions – par exemple celle des postes à pourvoir par les roturiers auprès du Gubernium – sur lesquelles la Diète de Hongrie n’avait pas encore légiféré. C’était à la fois pour créer des précédents et pour préparer le rattachement de la Transylvanie à la Hongrie par la mise en place de conditions juridiques identiques. Or, les conditions de l’union devaient être fixées dans des négociations entre les Diètes «des deux patries sceurs», où on allait définir les éléments d’autonomie provinciale de la Transylvanie qui seraient durablement conservés.

Moderniser la Transylvanie était vital pour la Hongrie, engagée elle-même dans le processus de modernisation. L’opposition réformiste de Hongrie – tel Kossuth dans le Pesti Hírlap – a donc souvent cité l’exemple de la noblesse transylvaine que beaucoup considéraient, paraît-il, comme une force rétrograde et qui pourtant devançait celle de la patrie-mère. Ils exagéraient, certes, et de façon délibérée, mais leur analyse était réaliste dans la mesure où ils affirmaient que «dans le cadre du statut actuel de la Transylvanie, tout progrès sur le sentier de la réforme se heurte à bien plus d’obstacles naturels que chez nous, d’où il s’ensuit que chaque pas y a davantage de mérite».*LAJOS KOSSUTH, Szózat a Részek és az Unió iránt Magyarhonból (Appel de la Hongrie visant le Partium et l’Union), Erdélyi Híradó, 22 mars 1842, n° 23.

Le renouveau du mouvement national roumain

La tempête des années 1830 prend la société roumaine de Transylvanie au dépourvu. C’est que, pendant longtemps, les Lumières y étaient restées sans suite: la vie culturelle roumaine de Transylvanie s’est une fois de plus trouvée confinée dans des cadres ecclésiastiques. Le mouvement national roumain n’avait et ne pouvait avoir de base sociale et institutionnelle aussi forte que son homologue hongrois. En revanche, sa force ethnique était plus importante et encore accentuée par le fait que la transformation bourgeoise permettait une profonde politisation du phénomène ethnique. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, on l’a vu plus haut, Inochentie Micu-Klein avait le premier utilisé en tant qu’argument politique la prépondérance numérique de l’ethnie roumaine, majorité qui endossait le gros des charges de l’Etat. Il en découle que la nation roumaine ou ses représentants revendiquaient à juste titre pour eux les mêmes droits que les autres «nations». Or, l’ethnie roumaine n’avait pas de place dans la structure féodale des «nations»: réduite dans son énorme majorité au servage, elle était écartée de l’arène politique. Et voici que, tout à coup, la transformation bourgeoise impliquant l’affranchissement des serfs met à l’ordre du jour – pour employer l’expression de l’époque – l’émancipation sociale des Roumains et que l’intelligentsia roumaine établit un lien entre le besoin de promotion sociale et celui d’affirmation nationale. Le mouvement national se met à échafauder une idéologie politique moderne lui permettant de revendiquer sa participation au pouvoir. Mais, pour le moment, le clivage reste profond entre objectifs et possibilités, revendications et conditions réelles.

 Etablissements d’enseignement secondaire et supérieur en 1846

Carte 18. Etablissements d’enseignement secondaire et supérieur en 1846

{f-452.} La couche la plus dynamique de la société roumaine de Transylvanie est celle des intellectuels qui s’accommodent mal des cadres d’action étroits que leur offrent les Eglises. Certes, vu l’interdépendance profonde entre scolarité et Eglise, ils ont du mal à s’en libérer. Dans les années 1830, on parvient à agrandir l’école uniate de Balázsfalva et à lui assurer le statut de lycée. Cet établissement accueille désormais quelque 250 élèves par an et sa vie intellectuelle en plein essor le rapproche des villes-à-école hongroises (Nagyenyed, Kolozsvár, Székelyudvarhely, Marosvásárhely) où les élèves se comptent par milliers, avec une certaine proportion de Roumains. En 1847, la population étudiante des 13 lycées catholiques romains se monte à quelque 1 200 à 1 300 jeunes, l’élément roumain y entrant pour un tiers et, à Kolozsvár, sur 250 lycéens, pour un quart. En 1848, sur 200 avocats stagiaires de la Table royale de Marosvásárhely, les Roumains sont une trentaine.

{f-453.} Bien que l’intelligentsia roumaine soit relativement peu nombreuse, les problèmes de surproduction d’intellectuels apparaissent ici plus pesants encore que chez les Hongrois et les Saxons, car la fonction publique ne s’ouvre aux Roumains et aux personnes d’extraction roumaine qu’à raison de 30 à 40 fonctionnaires par an, pour la plupart au bas de l’échelle. Certes, le clergé roumain est nombreux (1400 prêtres uniates et 1 100 orthodoxes), mais ceux émoulus des écoles supérieures se trouvent régulièrement évincés, dans les paroisses, par les fils de pope moins érudits, mais qui se contentent d’une rétribution plus modeste. Il est caractéristique qu’au moment où, en 1849, les Roumains dressent eux-mêmes la liste des ex-fonctionnaires et des sansemploi qui pourraient être pris en compte pour la fonction publique, ils ne recensent que 300 bacheliers dont la moitié n’ont pas encore 31 ans. Selon une estimation digne de foi de cette époque, à peine le cinquième de «l’intelligentsia roumaine, somme toute nombreuse» a pu trouver un poste d’intellectuel, un autre cinquième, «après avoir terminé des études de droit», a, faute de mieux, pris la succession de ses pères pour vivre de ses terres, deux cinquièmes ont choisi d’émigrer dans les Principautés danubiennes et le dernier cinquième a fini par se magyariser.*George Bariţ à Samu Wass, Brassó, 10 décembre 1841. Biblioteca Academiei BSR (Bucureşti), Ms. rom. 973, 263-264.

Cependant, la prise de conscience nationale agit de plus en plus fortement contre l’assimilation. Tel Transylvain parlant mieux hongrois que roumain se rend compte de son appartenance ethnique et embrasse avec enthousiasme la cause nationale roumaine. Les jeunes intellectuels roumains subissent une pression encore plus forte que leurs consorts hongrois: les Approbata leur font porter, surtout s’ils sont d’origine serve, les stigmates de gens juste tolérés. La consience de leur dignité personnelle – comme celle de leurs ancêtres – s’alimente de l’idée soigneusement entretenu d’une filiation romaine. Elle leur donne confiance et elles les aide également à s’orienter afin de comprendre plus profondément et de vivre, en tant que Roumains, le culte que les libéraux hongrois vouent à la langue et à la nation. Le livre de Sándor Bölöni Farkas sur le Nouveau Monde est, pour eux aussi, lourd de messages sur un monde nouveau. Ils sont de plus en plus nombreux à se laisser pénétrer par la foi romantique en les masses du peuple.

L’essor des Principautés danubiennes et le besoin d’intégrer les tendances culturelles et politiques roumaines des différents Etats suscitent une orientation toute nouvelle et inspirent une analyse de la situation des Roumains de Transylvanie. Parmi les adeptes de l’Ecole transylvaine, seul Ioan PiuariuMolnár avait voyagé au-delà des Carpates. Mais, à partir des années 1820, l’émigration des intellectuels roumains de Transylvanie et de Hongrie prend des proportions notables, phénomène qui participe autant du développement accéléré de la culture roumaine au-delà des Carpates que de la croissance numérique de l’intelligentsia des «deux patries hongroises».

Sous l’effet de la guerre d’indépendance grecque débutant en 1821 et du soulèvement armé conduit en Valachie par Tudor Vladimirescu et lié à celleci, la Porte n’envoie plus de Phanariotes sur le trône des Principautés danubiennes. Et sous l’occupation militaire russe d’une demi-décennie, consécutive à la guerre russo-turque de 1828, le général Kissélev ordonne, à l’usage des Principautés, dont les boyards embrassent de plus en plus fréquemment la cause de la culture nationale en voie d’épanouissement, l’élaboration d’une {f-454.} constitution féodale représentative, plus moderne que celles qui ont précédé. Acquis au mode de vie puritain, les Roumains de Transylvanie qui s’y établissent se sentent souvent étrangers dans le monde des Principautés où la misère côtoie le luxe et où les éléments de la culture occidentale font amalgame avec ceux de la civilisation orientale, tout en se rendant compte que c’est là qu’ils peuvent suivre leur vocation sans entraves. Ils y propagent la théorie dacoroumaine de l’histoire que le réveil national roumain est prompt à faire sienne, la combinant avec les idéaux du libéralisme francais et allemand. Editée en 1812 à Buda, l’histoire des Roumains de Petru Maior s’érige en bible de la génération montante. Dans la conscience nationale la Transylvanie fait figure «d’éternel asile de la nation roumaine»*NICOLAE BĂLCESCU, Mersul revoluţiei în istoria Românilor (La marche de la révolution dans l’histoire de la Roumanie), Paris, 1850. Publ. par NICOLAE BĂLCESCU, Opere I, Bucureşti, 1953, 309. et on commence à vénérer en Mihai Viteazul l’artisan de l’unité nationale roumaine.

Le développement national et la vie culturelle roumains gravitent vers les Principautés, mais c’est en Transylvanie, à Brassó, que pourra prendre naissance l’organe de presse Gazera de Transilvania ainsi que son supplément Foaie pentru mince (1838), qui sauront entretenir avec le plus d’efficacité la conscience de solidarité roumaine.

La presse roumaine moderne de Transylvanie naît de l’initiative des commerçants roumains de Brassó et du besoin d’information tous azimuts de la jeunesse de Balázsfalva. La bourgeoisie roumaine de Brassó est à son zénith. Les plus opulents quittent Bolgárszeg, ce quartier périphérique au grand passé, pour s’établir dans la cité saxonne avec l’ambition d’être, sur une base nationale, partie prenante à la gestion des affaires de la ville. Ils entendent, parallèlement, mettre toute la société de commerçants orientaux au service des buts nationaux roumains et, à cet effet, ils se hasardent même dans l’édition de livres.

Il est caractéristique de l’orientation du public roumain que l’hebdomadaire «littéraire» roumain fondé en 1837 est encore un véritable échec. Ses histoires humoristiques pour la plupart empruntées à des gazettes allemandes ne suscitent aucun intérêt. Mais, à Brassó, le typographe Johann Gött obtient l’autorisation d’éditer un journal roumain et invite le jeune George Bariţ à le rédiger. Ce dernier vient de rentrer de Bucarest et entre en fonction en tant que professeur à l’école fondée par les commerçants.

Les journaux roumains de Brassó accèdent bientôt à une forte popularité, jusque dans les Principautés. Ils comptent de 500 à 800 abonnés par an. (Dans les années 1840, les deux quotidiens de Bucarest doivent se contenter, pour un temps assez long, de quelque 300 abonnés chacun.) Le secret de ce succès est que cette presse présente les problèmes des divers groupes roumains sous une optique nationale unique. Même ses informations sur les tendances réformistes hongroises ne font qu’accréditer cette vision des choses. Elle s’efforce de relativiser la sympathie pour le Tsar, souverain orthodoxe, en faisant sciemment la distinction entre religion et nationalité. (Le terme de naţionalitate – ‘nationalité’ – est introduit dans le vocabulaire roumain par la Gazera.) Aussi le consul de Russie à Bucarest interdit-il son importation dans les Principautés.

{f-455.} Les ambitions politiques roumaines

La publication, en 1841, du projet de loi de la Diète sur l’usage de la langue hongroise, exaspérait les intellectuels roumains qui y voyaient une menace mortelle à l’égard de l’existence nationale de leur peuple. Pourtant l’extension de l’usage du hongrois dans certains domaines de la vie publique qui avaient jusque-là utilisé le latin, ne préjudiciait guère à l’intelligentsia roumaine, puisque la langue de la Diète et des comitats était déjà le hongrois. Le roumain était, même auparavant, utilisé, en fonction des nécessités quotidiennes, au bas de l’échelle de l’administration de la justice et de l’administration tout court: les fonctionnaires communiquaient en roumain avec le peuple. Les aspirations linguistiques hongroises heurtaient essentiellement les espoirs roumains sur le futur développement national. Les chefs de file et les maîtres à penser des libéraux hongrois se démarquent en vain de toute magyarisation forcée, les Roumains réagissent avec une sensibilité exacerbée au projet de loi n’entend-il pas magyariser même la matricule ecclésiastique et introduire le hongrois jusque dans les écoles de Balázsfalva? Certes, la langue de l’enseignement primaire n’est pas encore décidée, mais n’y a-t-il pas lieu de craindre qu’elle ne devienne tôt ou tard hongroise?

A Balázsfalva, c’est le tollé général. Le philosophe Simion Bărnuţiu prend la tête de la résistance. S’appuyant sur des thèses du philosophe kantien Krug concernant le droit naturel et le libéralisme, ainsi que sur l’idéologie de Herder, il érige en axiome que l’individu a son droit légitime de se réaliser. Il transpose cette thèse à la communauté nationale en l’amalgamant au nationalisme linguistique de l’époque, qui dit que la langue est étalon et instrument de la culture, «en elle sont ancrés le caractère et la nationalité d’un peuple», de sorte qu’elle est «indissociable de notre âme, de la religion et de tout ce qu’il y a pour nous de plus sacré et de plus précieux sur terre».*SIMION BĂRNUŢIU, O tocmeală de ruşine şi o lege nedreaptà (Un arrangement honteux et une loi injuste). Publ. par GHEORGHE BOGDAN-DUICĂ, Viaţa şi ideile lui Simion Bărnuţiu (Vie et idées de S. B.), Bucureşti, 1924, 201, 204. A la conception d’Etat national hongrois uni, il oppose le modèle d’un Etat multinational et confère aux aspirations nationales une couleur culturelle propre: «culture et bonheur sont les principaux enjeux de chaque peuple transylvain; les Hongrois entendent y parvenir par la voie hongroise, les Saxons par la voie saxonne et les Roumains par la voie roumaine, chacun par sa voie naturelle. Ces chemins sont tous légitimes, depuis des siècles nous les pratiquons dans la paix, tous rejoignent l’artère principale du bonheur humain et de la culture dans son universalité».*Ibid. 211. Bàrnuţiu condamne les prétentions hongroises à partir de considérations morales tout en appréciant la philosophie hongroise et les tentatives de réformes sociales de la Diète. Ainsi son argumentation n’est pas encore pénétrée de l’idéologie majeure de l’époque à venir. Il est vrai qu’en donnant aux Roumains la qualité de colons de Trajan qui ne dorment point mais se préparent à de grands exploits, il anticipe déjà le rêve d’hégémonie basée sur le droit historique, qui prendra le dessus sur l’objectif humaniste d’Etat plurinational.

La société roumaine de Transylvanie est presque unanime à protester contre le projet de loi sur la langue. Mais, dès que la partie hongroise en écarte les passages directement préjudiciables aux Roumains, les prétentions politiques {f-456.} roumaines se scindent en plusieurs tendances. Les possibilités d’action politique ne sont assurées qu’aux évêques, en premier lieu à celui de l’Eglise uniate qui, en qualité de «régaliste», a le droit de participer à la Diète. Or, l’évêque de Balázsfalva Ioan Leményi opte pour la collaboration avec les milieux gouvernants hongrois. En 1835 il avait encore, de concert avec Ioan Moga, saisi Vienne d’une requête demandant la garantie des droits nationaux roumains conformément à la ligne du Supplex Libellus Valachorum. Prenant conscience de l’insuccès de sa démarche, ils donnent désormais, lui et l’évêque orthodoxe, la priorité à la réparation des doléances roumaines dans le Königsboden saxon. Dans une nouvelle requête, ils récriminent contre le fait que les Roumains de Königsboden paient la dîme au pasteur luthérien tout en faisant l’objet de discriminations tant dans la fonction publique qu’en matière de droit de pacage. (La partie saxonne se réfère aux privilèges en vertu desquels tout habitant du village qui laboure une terre saxonne doit la dîme au pasteur luthérien. Elle allègue de même, à juste titre, que les agriculteurs saxons payent un impôt bien supérieur à celui des Roumains qui vivent de l’élevage des moutons. Il est, d’autre part, indubitable que les Roumains de Königsboden jouissent à cette époque d’un bien-être et d’une liberté plus grands que les serfs des comitats.)

Si ces revendications roumaines sont soutenues par la noblesse hongroise, c’est à la fois par tactique destinée à ligoter la politique saxonne et par conviction puisque ces idées correspondent à la philosophie juridique de la noblesse hongroise ainsi qu’à son idéologie libérale. Aussi la position roumaine lui en sait-elle gré lorsque l’évêque Leményi déclare, à la Diète, au nom de toute la nation roumaine que, du côté hongrois, «depuis 1791, nulle classe ni nulle personne valaques n’ont été opprimées ni évincées de la fonction publique en raison de leur appartenance ethnique».*Protocole de la diète du 15 novembre 1841, Kolozsvár, 1841, 715.

La politique des évêques roumains est cautionnée, outre les Roumains de Terre saxonne, par les nobles roumains qui espèrent que le système libéral de représentation constitutionnelle permettra graduellement de faire aboutir leurs revendications nationales. Alexandra Bohătel fait observer, dans la presse hongroise de Kolozsvár, «au nom de plusieurs de ses compatriotes», que la loi sur la langue hongroise ne porte pas préjudice à l’usage de la langue roumaine dans les communes et que, «comme la Transylvanie est une patrie hongroise», il convient que «les fils de ma nation cultivent leur langue en tant que Valaques et apprennent le hongrois en tant que citoyens».*(Sándor Boheczel), Komoly szó a Gazera de Transilvániához (Appel sérieux à la G. de T.), Erdélyi Híradó, 3 mars 1843, n° 18.

Or, la grande question est de savoir qui est en droit de parler au nom de la nation. La majeure partie des professeurs de Balázsfalva désapprouvent la politique des évêques. Ils réclament, surtout Bărnuţiu, qui entend faire de l’Eglise une organisation représentative politico-culturelle, la convocation du synode. Professeurs et élèves s’opposent à la discipline de l’Eglise. Avant Pâques 1843, l’étincelle qui met le feu aux poudres est l’exclusion d’un étudiant, par l’évêque, de la cérémonie traditionnelle du lavage des pieds le soir du jeudi saint. La réponse est que les autres sont eux aussi absents, ce qui déclenche une guerre intestine dans le lycée. Le gouvernement finit par rétablir l’ordre en expulsant manu militari plusieurs professeurs insoumis, dont le meneur de la révolte, Bărnuţiu, ainsi qu’une dizaine d’étudiants, {f-457.} martyrs de la cause nationale que promèneront leurs griefs à travers la Transylvanie.

Devant les développements de la vie politique, le presse roumaine de Brassó opte pour la neutralité. Bariţ réprouve la campagne menée contre Leményi et entend surtout éviter que les Roumains ne se laissent prendre, vu leur manque d’expérience, dans les pièges de la vie politique. Sans proposer de programme précis, il cherche à explorer les rapports de force et à inciter au dialogue entre les nations. Ainsi, il invite les libéraux hongrois à faire preuve de modération et à satisfaire les revendications roumaines en Transylvanie. Il prône la reconnaissance de la «quarte nation» roumaine, cet objectif étant, comme il dit, nullement féodal, mais juste et équitable. Il y voit une revendication nationale qui reconnaît la légitimité des aspirations des autres mouvements nationaux et fait barrage aux velléités d’hégémonie de n’importe lequel d’entre eux. De même, il refuse toute tactique roumaine antisaxonne qui se réclame de l’égalité des libertés nobiliaires. Il s’adresse ainsi aux parties qui sont en conflit dans plusieurs domaines: «à qui la faute si Hongrois, Sicules, Saxons, Roumains, Arméniens, etc. voient le jour sous le même climat, dans la même vallée, sur la même montagne, près de la même rivière? … Pourquoi invoquer les esprits de nos aïeux de leur tombe en voulant se faire peur les uns aux autres?»*Gazeta de Transilvania, 15/27 décembre 1847, n° 100.

Le réveil national allemand des Saxons

Jusqu’aux années 1840, les Saxons n’avaient été que des participants silencieux des Diètes transylvaines. En 1834, ils sympathisent encore avec l’opposition hongroise et vont jusqu’à coopérer avec elle pour défendre la constitutionnalité féodale. A partir de 1837, ils s’alignent directement sur la politique du gouvernement, sans toutefois s’opposer à ce que les projets de loi soient rédigés en hongrois. Ils trouvent juste que les lois soient libellées en hongrois et latin. Mais les calculs politiques et le dynamisme du réveil national auront tôt fait d’opposer la politique saxonne à la politique hongroise.

Attentifs aux activités de l’opposition réformiste hongroise, les dirigeants officiels des Saxons définissent, dès avant la Diète de 1841, à la séance du Consistoire luthérien, une position unie à propos de la question la plus brûlante, celle de l’usage légal de la langue. Joseph Bedeus von Scharberg, que la Diète a élu, en 1837, au poste de commissaire général de la province, suprême charge nationale saxonne à cette époque, propose que, comme la Transylvanie appartient de toute façon à la Couronne hongroise, le hongrois soit accepté comme langue officielle dans les affaires d’envergure nationale, a ce qui n’a rien de nouveau pour nous, puisque sous les princes nationaux, les affaires étaient gérées en hongrois et les lois rédigées en cette même langue.».*JOSEPH BEDEUS, Erinnerungen. Arhivele Statului, Sibiu, Fond Bedeus, Nr 112.I. 301-302. Face à ce discours favorable au compromis, les ténors saxons prennent position pour l’égalité de toutes les nations: ils veulent faire accepter l’allemand comme langue égale en rang au hongrois.

Quand les défenseurs du droit féodal saxon s’associent à l’agitation visant l’établissement des liens nationaux modernes, on voit apparaître un véritable mouvement national uni. Les tentatives se multiplient en vue de transformer le statut saxon de nation reconnue en autonomie territoriale sanctionnée du {f-458.} droit public et ayant l’allemand pour langue officielle, c’est-à-dire de faire de Königsboden une Terre saxonne au sens propre du terme. Le culte de la race allemande propre à l’époque, rencontre un accueil enthousiaste dans la société saxonne dont l’attachement à l’ethnie allait de paire avec une meilleure position sur les plans économique, social et politique. Or, la menace qui commence à peser sur son statut, ainsi que son isolement en Transylvanie, incitent l’ethnie saxonne à rechercher, conformément aux traditions, l’alliance avec le pouvoir des Habsbourg qui, lui, était prêt à s’appuyer sur elle. C’est dire qu’une partie notable de la «nation» saxonne, puissant moteur du développement au plan économique, devient l’alliée de l’absolutisme bureaucratique ou se trouve impliquée dans cette alliance. D’autres puisent dans le même nationalisme pangermanique pour dépasser l’attitude qui se confine dans les perspectives de l’Empire des Habsbourg, et se laisseront inspirer, dans leur recherche des conditions d’une existence nationale saxonne, par les tendances politiques allemandes d’esprit progressiste.

Une catégorie de fonctionnaires de haute formation juridique constitue le ciment de la couche supérieure, aristocratique et patricienne, tandis que la nation saxonne dans son ensemble est structurée par l’Eglise et le réseau scolaire qui lui est subordonné. Professeurs et pasteurs voient subitement s’accroître leur prestige de la même manière qu’à l’époque de la Réforme. Mais, d’un autre côté, ceux-ci sont exclus de la vie publique en vertu de la «Régulation» de 1805, texte imposé à la «nation» saxonne par le gouvernement de Vienne et régissant jusque dans les moindres détails l’administration et l’autonomie municipales et rurales. Il s’ensuit un excédent d’intellectuels, ce qui provoque là aussi des tensions. Cinq lycées y accueillent de 50 à 60 professeurs et de 1 000 à 1 500 élèves. Outre les élèves fréquentant l’école élémentaire, les lycéens qui sont au nombre de 350 à 400 par an, se destinent, pour la moitié, à des carrières ecclésiastiques, mais les 250 paroisses ne donnent du pain qu’à un demi-millier d’entre eux. Des professeurs et pasteurs de grande culture ayant fait leurs études dans des universités allemandes deviennent les maîtres à penser du mouvement national, propagateurs des idéaux du réveil de la nation.

La plupart des intellectuels saxons voient l’essence de la réforme nationale dans la démocratisation de la vie publique et la modernisation de l’économie. Ils propagent les idées libérales de l’époque en les appliquant aux conditions particulières de développement de la société. Ils découvrent avec enthousiasme les formes de représentation démocratique dans la vieille Constitution saxonne et font avec ardeur leur mot d’ordre de la thèse «unus sit populus» libellée dans le Diploma Andreanum. Certains vont jusqu’à proposer que les liens nationaux soient élargis aux serfs germanophones des comitats qui constituent le cinquième de l’ethnie saxonne. Ils affichent avec fierté que le peuple saxon est une communauté de diligents artisans et laboureurs, que la Terre saxonne ne connaît pas le servage, les villages de serfs roumains et hongrois qui entourent les villes saxonnes étant extérieurs à la «nation» et astreints à des prestations moindres que les serfs des comitats. Quant aux redevances féodales qui grevaient même les paysans affranchis, notamment la dîme, l’idée de leur abolition moyennant rachat revient, dès les années 1840, dans les discours.

Une critique incisive de la société apparaît dans la presse de Brassó fondée à la fin des années 1830 (Siebenbürger Wochenblatt et ses suppléments littéraires: Blätter für Geist et Der Satellit), tirée parfois à un millier d’exemplaires. Son éditeur, le francofortais Johann Gött, tout comme ses collaborateurs, {f-459.} Anton Kurz, originaire de Moravie, et le Prussien Leopold Max Moltke ont été poussés vers l’Est par la misère de l’intelligentsia allemande de l’époque et la politique réactionnaire de leur pays. Ils ont fini par trouver une patrie dans la Transylvanie plurinationale. Quant aux collaborateurs de Segesvár aux journaux de Brassó, ils ont fait des études à Berlin et ils y ont découvert l’idéologie libérale sous le signe de laquelle ils prendront à partie la lourde bureaucratie des «perruques à queue». Comme condition préalable à toute réforme, ils prônent la transparence de la vie publique et l’élection, par les bourgeois, des membres des collectivités et des conseils à la tête des communes rurales et des villes. Les élus de certains sièges saxons exigeront à plusieurs reprises qu’un procès soit intenté contre les journaux de Brassó et resteront le plus longtemps possible réfractaires au principe qui veut que la presse saxonne jouisse de la même liberté que la presse hongroise à traiter des affaires nationales.

Si, dans un premier temps, la presse de Brassó s’en prend au projet de loi sur la langue et aux journaux hongrois, elle polémiquera bientôt essentiellement contre Der Siebenbürger Bote de Nagyszeben, qui se pose en défenseur de l’absolutisme bureaucratique. La guerre des journaux n’est que le reflet de la discorde entre les bourgeoisies des deux villes. Ceux de Brassó entendent se soustraire à l’hégémonie de Nagyszeben. A côté du programme d’autonomie territoriale-nationale centralisée de la «provincia cibiniensis», ou plutôt en opposition avec celui-ci, le mot d’ordre «Kronstadt voran», expression de l’autonomie de Brassó (Kronstadt est le nom allemand de la ville), deviendra la devise du renouveau économique et politique.

La mobilisation de la société revient essentiellement au mouvement des associations qui embrasse tous les secteurs de la vie: en effet, on voit se constituer des associations industrielles et agricoles aussi bien que des caisses d’épargne. Les sessions itinérantes du Verein für Siebenbürgische Landeskunde, fondé en principe à des fins culturelles et promis à un grand avenir, mobilisent les habitants des bourgades en leur apportant les rites et l’atmosphère des fêtes nationales.

L’activité de Stephan Ludwig Roth focalise toutes les aspirations de l’époque. Jeune, il a travaillé en Suisse aux côtés de Pestalozzi; néanmoins, dans les années 1820, son tract sur la scolarisation est accueilli avec indifférence. Nommé professeur de lycée à Medgyes, il entend, à l’exemple du mouvement de jeunesse allemand, surgi en force à la suite des guerres napoléoniennes, introduire la culture physique et le chant dans l’éducation scolaire, mais ses initiatives réformistes se heurtent au conservatisme et à l’esprit de clocher. Son heure viendra dans les années 1840 où, en tant que pasteur de village, il prendra, avec d’autres, la tête de l’agitation nationale. Homme politique peu pragmatique il prend, dans plusieurs de ses travaux, la défense du régime des corporations, et de la riche paysannerie saxonne, et ce dans un esprit romantique et anticapitaliste, tout en plaidant, dans le même temps, pour la modernisation de l’industrie et de l’agriculture. Son pamphlet sur la question de la langue ne fait qu’envenimer le débat, car il attribue à l’opposition des prétentions de magyarisation qu’il grossit à l’excès. D’autre part, il présente le hongrois comme impropre à devenir langue d’Etat. Il prétend qu’il n’est nul besoin de langue du pays (Landessprache), puisqu’il y en a une: le roumain, langue le plus généralement parlée qui – même au dire de nombreux Hongrois – est un important instrument de communication quotidienne entre les différentes nationalités. Quant à la reconnaissance des Roumains en tant que quatrième «nation», Roth préfère, pour le moment, n’en {f-460.} soulever l’idée que dans la presse allemande de Pest et, là encore, avec la restriction que cela n’implique point l’autonomie territoriale mais seulement une voix à la Diète, à la manière des autres «nations» féodales. En effet, les Saxons préconisent, à la Diète, le vote par «nation». Au plan des principes, Roth insiste de façon exemplaire sur l’égalité des nations, mais la manière dont il propose de délimiter les sphères d’emploi des langues allemande, latine et hongroise ne reflète pas seulement une approche féodale, mais prend en compte les intérêts de l’administration centrale absolutiste, faisant ainsi peu de cas du principe de constitutionnalité.

Roth souligne avant tout l’importance de l’engagement moral envers la nationalité (Volkstum). Il aura joué un grand rôle dans l’évolution de la conscience ethnique et sociale de la communauté saxonne. Alors que la presse politique hongroise présente les différends entre Saxons et Hongrois d’une manière plutôt simpliste, comme le conflit du libéralisme et du conservatisme bureaucratique (soutenu par la cour de Vienne), lui tente de présenter le tableau transylvain comme un tissu de contradictions et d’interdépendances entre bourgeois saxons, nobles hongrois et serfs roumains et propose aux bourgeois saxons le rôle de conciliateur. Ce schéma, quoique également simpliste, puisque la bourgeoisie saxonne se cramponne, dans sa majorité, à ses privilèges autant que la noblesse hongroise conservatrice, sert de fondement à des objectifs politiques pratiques. Il vise à rendre l’isolement politique de la nation saxonne plus perméable, car l’accent mis sur le rôle des bourgeois est de nature à susciter, dans l’opinion isolationniste, une certaine sympathie à l’égard de la collaboration avec les libéraux hongrois. Cette optique est par ailleurs l’expression d’une attente particulière: celle de voir confier l’arbitrage aux libéraux hongrois dans le contentieux saxo-roumain et aux milieux dirigeants saxons dans les litiges hungaro-roumains.

Le libéralisme fait peser la menace d’isolement sur le mouvement national saxon. Le problème majeur vient de ce que l’élément roumain est devenu majoritaire en Terre saxonne. Face aux aspirations roumaines, les Saxons affichent l’unité de la nation saxonne et l’égalité des membres de celle-ci, en proposant aux Roumains – selon une brochure de 1844 – de «s’assimiler en culture et en langue aux Saxons».*JOSEPH TRAUSCH, Bemerkungen über die von siebenbürgischen Bischof Basiliu Moga im Jahre 1837 den zu Hermannstadt versammelten Landesständen unterlegte Bittschrift, Kronstadt, 1844, 24.

Le sentiment d’être menacé et le danger d’isolement sont contrebalancés aussi bien par la conscience de la mission sociale de la bourgeoisie que par le renforcement du sentiment national allemand. Peu à peu le terme de nation saxonne commence à désigner non pas la communauté des privilégiés, mais tous ceux qui parlent la même langue. L’intelligentsia voit, dans le développement pan-allemand, une garantie de ses propres aspirations nationales, la mission nationale de la communauté saxonne consistant à transmettre vers l’Est les acquis du progrès allemand. Cette conception influence à plusieurs égards l’orientation politique. Comme le libéralisme allemand considère son homologue hongrois comme allié, nombreux sont ceux qui s’attendent à ce que la possibilité d’une alliance fondée sur l’identité idéologique et la communauté d’intérêts soit à même de modérer les prétentions linguistiques hongroises et de déblayer le chemin devant la coopération. Comme, du point de vue numérique, les prétentions nationales saxonnes sont les moins justifiées, on comprend que les Saxons aient toute raison de craindre les visées d’hégémonie {f-461.} nationale qui les menacent de deux côtés. Ils sont également les premiers à prôner la nécessité de créer un Etat plurinational moderne dans le respect du libéralisme et des prétentions linguistiques ainsi que des intérêts spécifiquement transylvains.

La presse de Brassó évoque parfois le modèle des Etats-Unis et de la Suisse, préconisant en cela un cadre étatique nationalement neutre et qui laisse le champ libre aux aspirations nationales des organes locaux autonomes et autogouvernés. Cette conception recouvre, au moins partiellement, celles des libéraux hongrois. Originaire de Szászsebes, Joseph Marlin, le premier intellectuel saxon à vivre uniquement de sa plume, certes à Pest, exhorte tous ceux qui veulent bien l’écouter dans les colonnes de la Pesther Zeitung, à «apprendre à aimer non seulement la Terre saxonne, mais aussi la Transylvanie, à śuvrer pour la patrie et pas seulement pour sa nation: ainsi cesseront les animosités entre les nationalités de Transylvanie et personne ne cherchera plus à magyariser, germaniser voire roumaniser».*JOSEPH MARLIN, Politische Aphorismes aus dem Sachsenland, Der Satellit, 6 mai 1847, n° 36.

Une collaboration plus substantielle s’ébauche sur le plan culturel. Anton Kurz ouvre les pages de sa revue Magazin für Geschichte à des auteurs hongrois. Comme il l’écrit au secrétaire de l’Académie des sciences de Hongrie, «il est compatible d’être bon Allemand et de sympathiser avec les aspirations libérales des Hongrois, surtout dans le domaine de la science, où langue et patrie ne font aucune distinction».*Lettre d’Anion Kurz à Ferenc Toldy, Brassó, 27 octobre 1843, Bibliothèque de l’Académie des Sciences de Hongrie, Section des Manuscrits, Correspondances Littéraires Hongroises 4-r 79. Conscience allemande et patriotisme transylvain vont donc bien ensemble. Natif de Prusse, le poète Leopold Max Moltke écrit, en 1846, à la demande de ses compatriotes, l’hymne national des Saxons de Transylvanie qui est encore chanté de nos jours

Transylvanie, pays de tolérance,
camp de toutes les fois,
défends, au fil des siècles,
les libertés de tes fils
et sois la patrie de la parole claire!
Transylvanie, douce terre,
chère et bonne patrie natale,
Sois bénie pour ton éternelle beauté
et que tous les enfants de tes paysages
soient unis dans l’entente.

La contre-attaque des conservateurs

Vers la fin de la Diète de 1841-43, il apparaît que tout espoir placé dans la politique gouvernementale favorable aux réformes n’a été qu’illusion.

L’administration de Vienne voyait l’unité de la monarchie menacée tant par les aspirations nationales et linguistiques, s’inspirant du libéralisme, que par la revendication de l’union de la Hongrie et de la Transylvanie. Le ministre de la police redoutait même qu’en conséquence de cette union, le centre de gravité de la monarchie «ne se déplace immanquablement vers la Hongrie».*HHStA, Kabinettsarchiv, Staatsconferenz-Akten, 1846: 1055. Vienne se montre incapable de proposer un programme constructif. On ne s’y sent même pas la force de renouer ouvertement avec les visées centralisatrices qui misaient sur la germanisation et sur d’élément allemand» considéré comme plus sûr. En fait, on craint aussi le nationalisme allemand. Si l’administration {f-462.} tente de protéger les nationalités autres que hongroise, ce n’est que parce qu’elle y voit un moindre mal et qu’un vieux réflexe lui suggère le principe de «divide et impera».

Un groupe de jeunes conservateurs hongrois pleins d’initiatives et de détermination se charge du «règlement de la question hongroise» et, par là, de la consolidation interne de l’Empire. Ils fondent, en 1846, le Parti conservateur. Conscients de l’inéluctabilité de la transformation bourgeoise, ils n’en prétendent pas moins faire valoir unilatéralement, face à la politique de conciliation des intérêts, celui des seigneurs terriens. Au progrès libéral qui signifie révolution, ils opposent «le progrès pondéré», c’est-à-dire la réforme lente et progressive que plusieurs d’entre eux prennent au sérieux, jusqu’à se montrer parfois prêts à collaborer même avec les libéraux. Les conservateurs tentent eux aussi de remporter une victoire sur les forums de la constitutionnalité féodale et d’y tirer le plus grand profit possible des avantages de l’absolutisme impérial, tout en s’assurant de bonnes positions face aux milieux gouvernants qui prônent une centralisation accrue. Les ficelles de cette contre-attaque conservatrice sont tirées par le vice-chancelier de Transylvanie, le baron Samu Jósika, un politicien des coulisses. Il exploite à la fois l’anxiété de la noblesse transylvaine, ses appréhensions devant l’éventualité des transformations et l’hésitation des dirigeants de l’Empire en proie à la peur de l’anarchie. En Transylvanie, il se pose en favori de Vienne et, à Vienne, en consolidateur de la situation en Transylvanie. A force d’en défendre les mesquins intérêts de classe, il se fait rallier par la majorité de la noblesse et cela de manière à tenir en échec ou à faire chanter ses adversaires en brandissant les conséquences prévisibles de l’union de la Transylvanie avec la Hongrie.

L’épreuve de force survient à la Diète de 1846, à propos d’une question cruciale de l’époque, celle du rachat des redevances seigneuriales. Jósika avait placé à la tête des comitats de riches congénères ainsi que des personnes dans la mouvance de l’administration en cooptant, parmi les «régalisten», des personnes en mal de subsides. Les milieux de Vienne craignaient à juste titre qu’il ne fit jouer unilatéralement les intérêts des nobles, ce qui risquait de réduire encore la capacité des contribuables à payer leur impôt et cela à un moment où les arriérés fiscaux dus à Vienne avaient quadruplé depuis 1830 en Transylvanie. Les jeunes conservateurs exploitent la peur du gouvernement de Vienne devant l’union de la Transyivanie avec la Hongrie. Lorsqu’un membre de la Statskonferenz érige en exemple le règlement hongrois relatif aux censives (puisque, en Hongrie, les cens sont deux fois plus élevés qu’en Transylvanie et les redevances seigneuriales bien moindres), un politicien du même bord que Jósika, György Apponyi, qui préside la chancellerie hongroise, répond que «cela est à déconseiller pour des considérations plus élevées», car «tout ce qui estomperait ou annulerait les disparités légales ou factuelles entre les deux provinces … réduirait dans le même temps la réticence de la noblesse transylvaine devant l’union dont elle n’aurait plus de raison d’attendre, comme maintenant, de préjudices matériels mais devrait plutôt espérer des avantages politiques».*Ibid. 1846: 970.

Début 1846, peu avant la réunion de la Diète de Transylvanie, la noblesse polonaise se soulève, mais la paysannerie se retourne contre elle. C’est une vraie tuerie dont les nobles, ennemis de l’Empereur, font les frais. Cet écrasement brutal de la lutte d’indépendance nationale polonaise produit un effet stimulateur: il donne de l’assurance à la Cour. Quant à l’opposition réformiste {f-463.} hongroise, elle se rend compte de ce qui l’attend si elle n’entreprend pas de son propre gré l’affranchissement des serfs. Le soulèvement polonais évoque, même à Kolozsvár, le spectre de la révolte paysanne, et la noblesse transylvaine ne se calme pas tant que des rapports rassurants ne parviennent pas de toutes les parties du pays au Gubernium. Nombreux sont encore ceux qui partagent l’opinion de János Bethlen père, grand tacticien de l’opposition libérale transylvaine: «à très peu d’exceptions près, les paysans transylvains d’aujourd’hui ne diffèrent guère de ceux de 1817… les mains jointes, ils mouraient de faim plutôt que de toucher d’un doigt à ce qui appartient à autrui».*Lettre de János Bethlen à Miklós Wesselényi, Kolozsvár, 31 juillet 1846. OL Départ. des Microfilms, 8367. Mais on n’ignorait plus que la paysannerie, la foule, peut devenir une arme redoutable dans les mains du gouvernement.

Les libéraux conçoivent le règlement des rapports entre nobles et serfs dans un esprit d’équité et de justice sociales. Ils récusent le registre Cziráky, datant de 1818-1820 car, à leur avis du moins, le tiers des cens n’y figurent pas, et il ne correspond donc pas à la réalité. Ils se réfèrent aux «revendications qui ont leur racine dans l’histoire», préconisant que toute terre exploitée de fait par des serfs soit classée censière.

Or, les libéraux sont contraints à faire marche arrière. La majorité de la Diète accepte le registre mentionné comme référence dans la délimitation des tenures serviles de la terre seigneuriale.

Les libéraux protestent en vain «au nom sacré du peuple» contre la victoire des conservateurs. Même le gouverneur s’adresse en vain au souverain pour lui demander de renvoyer ce projet de loi dont les conséquences seraient catastrophiques pour la paysannerie. A Vienne, l’euphorie de la victoire sur les libéraux met les éventuelles objections en sourdine. De surcroît, la Diète vote la conscription de recrues en plus grand nombre qu’il n’en faut pour compléter les effectifs de l’armée. Et Jósika de mettre un point final à la lutte linguistique par la ratification de la loi assurant la suprématie de la langue hongroise. Pour des considérations politiques pragmatiques, cette loi s’adapte au caractère multinational de la région: elle introduit, certes, l’immatriculation en langue hongroise, mais – à la différence de la pratique en vigueur en Hongrie – cela uniquement là où le hongrois est la langue du culte. Elu chancelier entre-temps par la Diète, Jósika fait figure de bon politicien pragmatique: considérant les Saxons comme «nation» féodale à part entière, il ordonne que le texte des lois soit également publié en traduction allemande et que l’allemand soit la langue officielle en Terre saxonne.

Les forces libérales, à la recherche d’un dénouement, se rendent désormais compte que la Transylvanie, réduite à l’immobilisme, n’est pas assez forte à elle seule pour imposer des réformes substantielles. L’hétérogénéité des évolutions historiques et sociales se complique de la diversité des institutions à tel point qu’on ne parvient guère à rassembler, pour des buts communs et durables, les différentes forces de la transformation bourgeoise, divisées par les dissensions nationales. Si quelque chose pouvait inciter à aller de l’avant, à rechercher les voies possibles du progrès, c’est qu’on voyait de plus en plus nettement le caractère insoutenable des conditions féodales archaïques. Il apparaît enfin que l’ensemble de la région a besoin d’une intégration nouvelle, apte à remodeler les cadres rigides de l’Empire et qui ouvre la voie à la promotion nationale des peuples qui y vivent.*OL Chancellerie Aulique de Transylvanie, Actes Présidentiels, 1847: 421.