1. L’instauration du dualisme


Table des matières

Le retour à la constitutionnalité et à l’union avec la Hongrie

Le Compromis de 1867 qui succéda aux tractations menées depuis 1865 et à la défaite subie par les Autrichiens dans la guerre contre la Prusse, transforma l’Empire des Habsbourg en une Monarchie constitutionnelle à deux centres. Désormais, l’Autriche et la Hongrie administrèrent leurs affaires intérieures séparément, en toute autonomie, tandis que les affaires étrangères et militaires furent traitées par une administration unitaire restant sous la coupe du souverain.

Le Compromis mit fin à une autonomie de trois siècles de la Transylvanie. De la part des Hongrois, l’une des conditions fondamentales du Compromis était justement la restitution totale de l’union adoptée en 1848. Le 20 juin 1867, une dépêche du souverain avait formellement dissout la Diète de Kolozsvár et une autre annulé les résolutions de la Diète régionale de Nagyszeben.

Le gouvernement hongrois formé par le comte Gyula Andrássy reçoit, le 8 mars, l’autorisation parlementaire de mener en toute souveraineté les affaires de Transylvanie également. A la tête du conseil gouvernemental, provisoirement maintenu, est nommé un comes venant de Hongrie, Manó Péchy qui, en tant que commissaire royal, aura la mission de surveiller également les mouvements des nationalités.

 La division administrative de la Transylvanie à l’époque du dualisme (1913)

Carte 23. La division administrative de la Transylvanie à l’époque du dualisme (1913)

Le gouvernement ne mit aucune hâte à faire entrer dans les faits l’intégration de la Transylvanie car, comme le lui reprochaient les orateurs de l’opposition hongroise, il voulait «traiter la Transylvanie avec trop de ménagement, en raison du problème des nationalités».*Magyar Polgár, 2 septembre 1868. Il annula, par exemple, les résolutions des comitats qui autorisaient le seul usage de la langue hongroise aux assemblées. Le commissariat royal communiquait en allemand avec les sièges saxons, en roumain avec Fogaras, Naszód et Hátszeg, et cette même pratique devait être également respectée par les ministères. Dans ses dispositions concernant les charges à attribuer dans les comitats, le ministre de l’Intérieur prescrivait a qu’à tous les postes soumis aux élections soient désignées – en considération des différentes confessions et minorités nationales – au moins trois et au plus cinq personnes compétentes».*Törvények és hivatalos rendeletek gyûjteménye (Recueil de lois et de décrets officiels). Publ. par BÁLINT ÖKRÖS, Pest, 1868, 207. Le gouvernement avait l’intention {f-565.} d’amener les personnalités dirigeantes des nationalités à collaborer avec lui, au moins partiellement. Eötvös invita le dirigeant le plus respecté de l’opposition roumaine, George Bariţ, à accepter, sans renoncer à ses principes et à ses convictions, un poste de conseiller ministériel où ail aurait la tâche de diriger l’éducation de la jeunesse roumaine».*Lettre de János Gál à G. Bariţ, 23 mai 1867, in: George Bariţ magyar levelezése (La correspondance hongroise de G. B.). Réunie par IOAN CHINDRIŞ–FERENC KOVÁCS, Bukarest, 1975, 103. De tels gestes, de même que la procédure visiblement ralentie du rattachement de la Transylvanie à la Hongrie, prouvent que le gouvernement qui se débattait contre les difficultés {f-566.} d’établissement et était aux prises avec les comitats hongrois d’opposition hostiles au Compromis, voulait éviter de créer, en Transylvanie, une situation politique susceptible d’amener le mécontentement des Saxons et des Roumains.

Une loi spéciale fut créée pour réglementer l’union dans tous ses détails (art. XLIII, 1868); on y énonça de nouveau l’égalité civile et politique, ainsi que la suppression des privilèges antérieurs accordés aux «nations»; en outre, l’égalité en droit des différentes confessions y était confirmée et leur autonomie maintenue. Le Gubernium fut supprimé, la nomination des «juges du roi» des Sicules et du tomes saxon se faisait désormais sur la base des propositions du gouvernement. L’Universitas saxonne, bien que privée de sa juridication autonome, ne fut pas dissoute. De nombreuses règles juridiques édictées pendant la période néo-absolutiste restèrent en vigueur car, dans l’attente de la réforme à venir du système juridique, on ne voulait pas introduire en Transylvanie, à titre provisoire, les anciennes règles de droit de Hongrie. Aussi, pendant longtemps encore, la Transylvanie devait-elle constituer une région juridiquement distincte. L’entrée en vigueur des nouvelles lois diminua progressivement les différent entre les deux systèmes de droit, mais la suppression de celles-ci ne fut totale qu’à la fin de cette période. Il résulta de cette dualité qu’on vit régner en Transylvanie des conditions à la fois plus modernes et plus arriérées que dans la Hongrie proprement dite.

En effet, le code civil autrichien moderne, de même que la loi sur les mines de 1854 furent maintenus (avec, bien sûr, de nombreuses modifications survenues entre-temps). En Transylvanie (comme en Croatie), le gouvernement conserva l’organisation centralisée de la gendarmerie qui était quand même plus moderne que celle locale des comitats de Hongrie. La nécessité de surveiller les mouvements des minorités joua sans aucun doute un rôle non négligeable dans le maintien de la gendarmerie. On maintint la réglementation de presse antilibérale de 1852; la législation fut, certes, modernisée en 1871 pour «faire valoir, en Transylvanie également, la liberté de la presse garantie par l’institution du jury d’assises». Dans l’hypothèse d’une accusation de délit de presse, 6 votes «non coupable» des 12 jurés suffisaient à l’acquittement, ce qui limitait indubitablement l’arbitraire des autorités.*Décret n° 1498/1871 du ministre de l’Intérieur et de la Justice, in: Rendeletek tára (Recueil des décrets), 1871, 183, 207.

Législation libérale et paternalisme

Dans le nouveau contexte, la couche dirigeante libérale hongroise s’avéra incapable de surmonter l’antagonisme entre son ancien idéal, à savoir l’Etat national unitaire, et la réalité héritée, c’est-à-dire le pays multiethnique. L’idéologie nationale fondée sur le droit historique élabora, sur la base du principe de l’unité du pays et de l’égalité civile, la notion de la «nation politique unitaire» comprenant l’ensemble des nationalités auxquelles on reconnaissait leurs spécificités; on admettait leur autonomie culturelle et linguistique dans la mesure où celles-ci ne menaçaient pas l’hégémonie historiquement établie des Magyars. Or, au-delà de cette conception, le camp libéral ne possédait pas de programme détaillé pour les minorités. Etant donné qu’au cours des dix années de liquidation de l’absolutisme, les différends entre les nationalités s’étaient ranimés, l’effort pour répondre aux exigences des {f-567.} minorités semblait, pour la partie hongroise, comme une «concession» plutôt que l’accomplissement d’une réforme nécessaire, concession dont l’étendue dépendait directement des rapports de force politiques.

L’élite libérale – Deák, Eötvös, Lajos Mocsáry – voyait la solution du problème minoritaire dans l’établissement de la liberté individuelle bourgeoise et d’un système administratif fondé sur l’autonomie. C’était peut-être Mocsáry qui avait la conception la plus hardie lorsqu’il reconnaissait ouvertement que l’unité de la Hongrie, en tant qu’«Etat polyglotte», ne pouvait être maintenue que si elle réussissait à assurer un développement libre à chaque peuple et si ceux-ci acceptaient volontairement de maintenir la coexistence. Eötvös, qui analysa à plusieurs reprises cette question sur le plan théorique, écrivait dans son journal, à propos de la Transylvanie, que même «l’idée d’une confédération républicaine ne me ferait pas peur», mais «je trouverais bon et justifié si l’on s’accomodait momentanément du dualisme pour gagner du temps, ce qui permettrait que les Hongrois, se fortifiant en tous points de vue et avant tout en culture, deviennent capables de jouer le grand rôle qui leur incombera dans l’avenir».*JÓZSEF EÖTVÖS, Vallomások és gondolatok (Confessions et réflexions). Eötvös József mûvei (Śuvres de J. E.). Publ. par MIKLÓS BÉNYEI, Budapest, 1977, 624. Il estimait que l’existence ultérieure des peuples vivant dans le bassin des Carpates nécessitait le développement d’une Hongrie forte qui ne pourrait pourtant pas être transformée en un Etat national pur; qu’il faudrait satisfaire les revendications politiques et linguistiques «justes» des nationalités ayant acquis une conscience nationale et assurer à ces peuples une liberté plus large que dans les Etats voisins. Deák, plus sceptique, se fondant sur un sens de responsabilité libéral et ayant une vision plus réaliste, préconisait lui aussi une politique minoritaire plus équitable qui viserait à établir, dans la Hongrie de 1867, un Etat śuvrant, dans l’intérêt de tous, au-dessus de toutes les nationalités, mais cependant marqué par l’hégémonie hongroise.

La loi sur les nationalités (art. XLIV, 1868), malgré ses compromissions, constituait un acte libéral important. De longs débats avaient précédé sa venue au jour dans les commissions comprenant les représentants des nationalités, qui réclamaient leurs propres institutions politiques et culturelles ainsi que des comitats organisés selon les critères ethniques – en réalité elles exigeaient la fédéralisation – face aux représentants de la position hongroise qui défendaient l’hégémonie du hongrois en tant que langue d’Etat ainsi que le système des comitats déjà existant. Le texte définitif de la loi reflétait tout d’abord le pragmatisme de Deák disposé au compromis. D’après la loi, chaque citoyen pouvait intervenir en sa langue maternelle aux assemblées communales ou municipales, adresser en sa langue maternelle des requêtes jusqu’au niveau gouvernemental et avait droit à une réponse dans sa langue. Aux tribunaux de première instance, chacun pouvait mener son procès en sa langue et devait obtenir le verdict des instances supérieures également dans cette langue. La loi permettait le libre choix de la langue aux communes, aux Eglises ainsi qu’aux autorités ecclésiastiques et aux écoles communales et confessionnelles. Elle prescrivait à l’Etat d’assurer l’enseignement en langue maternelle «jusqu’au niveau où commence la formation supérieure,» et de choisir, pour les hautes fonctions de juridiction et d’administration, «des personnes compétentes» dans les rangs des nationalités.*Magyar törvénytár (Recueil de lois hongroises) 1836-1868, Budapest, 1896, 490.

{f-568.} Bien que la loi fût fondée sur le principe de la liberté individuelle, elle accordait également des droits collectifs. L’une de ses dispositions qui s’avéra des plus importantes déclarait que «pour promouvoir la langue, l’art, la science, l’économie, l’industrie et le commerce», il était possible pour les nationalités de créer des associations, des sociétés et des fonds financiers. Cela leur permit d’établir, pour leurs organisations, une base matérielle totalement indépendante du pouvoir d’Etat, ainsi que de maintenir leur autonomie indépendamment des retournements politiques.

Cependant, l’aspiration à la suprématie de la majorité de la classe dirigeante hongroise d’une part, et l’attitude de protestation et de refus des nationalités mécontentes de l’autre, vouèrent à l’échec l’application de la loi adoptée. Prétextant le refus des nationalités et profitant de l’absence de sanctions prévues par la loi, la majorité du parti gouvernemental s’efforça de réduire le plus possible l’exercice concret des droits politiques accordés. Au cours des décennies à venir, plusieurs lois contrediront dans leur esprit la loi sur les nationalités. Eötvös et Deák traitaient encore avec beaucoup de prudence cette question mais, après la mort de ces deux grandes personnalités libérales et avec la stabilisation du dualisme, ce furent les représentants moins souples de la classe possédante qui gagnèrent de plus en plus de terrain dans la politique et chez lesquels, lorsqu’il s’agissait des nationalités, le nationalisme l’emportait sur le libéralisme. Le publiciste du libéralisme tardif, Gusztáv Beksics, exprima ainsi leur point de vue: «Un Etat unitaire, indivisible, une nation unie, indivisible: c’est notre hypothèse de départ, le but de nos efforts, le fondement de nos actes. C’est l’impératif premier de toutes nos réformes.»*GUSZTÁV BEKSICS, Kemény Zsigmond, a forradalom s a kiegyezés (Zsigmond Kemény, la révolution et le Compromis), Budapest, 18832, 333.

L’affermissement de l’unité de l’Etat, les efforts pour écarter les nationalités de la vie politique firent qu’à la fin de cette époque, les minorités nationales en vinrent à revendiquer l’application de la loi de 1868, à l’origine jugée peu satisfaisante et, par conséquent, rejetée par elles, tandis que, du côté des nationalistes hongrois, cette loi était considérée comme une règle de droit impossible à mettre en pratique, que «la nation avait créée ’dans un moment d’oubli’ sous le coup d’une dangereuse générosité».*GÁBOR KEMÉNY G., Iratok… III. 65, 273, IV.474 Ainsi, cette loi libérale, fort sage, ne fut jamais intégralement appliquée.

Un facteur déterminant dans la restriction des droits politiques était le système électoral complexe (fort critiqué) qui présentait en Transylvanie des caractéristiques particulières. Durant toute cette période, le droit de vote était déterminé par les lois édictées en 1848. La suppression des privilèges féodaux se fit sous forme d’extension de droits, à savoir que, outre les nobles et les bourgeois citadins, qui conservèrent leur ancien droit de vote, d’autres citoyens possédant une fortune ou l’instruction prescrite (ingénieurs, médecins, avocats, prêtres, instituteurs) l’obtinrent également. La taille de la fortune nécessaire à l’obtention du droit de vote fut fixée – dans ce pays extrêmement varié par ses données naturelles et son niveau économique – de façon à permettre aux citoyens aisés de toutes les régions, d’entrer dans le cercle des ayant-droits. Dans la Hongrie proprement dite, on accorda le droit de vote à ceux qui, dans les villages, possédaient une terre, de taille variable, mais correspondant à un quart de l’ancienne tenure censière locale, ou qui possédaient en ville une belle maison, un atelier ou une boutique , parmi les artisans, à ceux qui avaient au moins un employé. En Transylvanie, le cens correspondait {f-569.} à l’impôt direct de 8 florins dans les villages, cette somme étant de près de 50% plus élevée qu’en Hongrie.

En 1874, un amendement de loi élargit quelque peu le cercle des ayantdroits en Transylvanie. Les intellectuels des villages reçurent alors légalement le droit de vote. Le nombre des électeurs censitaires allait pourtant diminuer pendant longtemps encore car le cens fut relevé, sous d’autres rapports, dans l’ensemble du pays. La loi laissait de larges couches d’ouvriers, de journaliers et d’employés payés à la semaine tout à fait privés de la chance d’acquérir le droit de vote. Tout au long de cette période, la masse des électeurs transylvains, au nombre variant entre 75 et 87000, fut constituée, d’abord dans ses deux-tiers environ, d’électeurs selon «l’ancien droit», tandis qu’à peine io 000 personnes furent recensées d’après la quotité d’imposition de 1848 et leur nombre ne dépassait pas, en 1869, les 25000. Par la suite, le nombre des ayant-droits selon leurs biens et surtout selon leurs revenus augmenta, les anciens électeurs privilégiés disparurent progressivement, quoique cette dernière catégorie constituât encore, à la fin du siècle, le tiers des votants en Transylvanie. Même la loi sur le droit de vote promulguée en 1913 (qui ne fut cependant jamais appliquée), tout en améliorant de façon certaine la situation en Transylvanie, n’éleva qu’au double, à 150 000, le nombre des électeurs transylvains.

Dans les régions hongroises, les électeurs étaient généralement plus nombreux que dans les régions roumaines. Parmi les hommes adultes, près d’un quart des Saxons, 20% des Hongrois et seulement 9% de Roumains avaient le droit de vote. (Sur les territoires de la Hongrie proprement dite, il n’y avait pas une telle différence.) Les villes possédaient proportionnellement davantage d’électeurs que la campagne, ce qui avantageait une fois de plus les Hongrois et les Saxons. De ce système électoral (favorisant les Hongrois et les Saxons) les intellectuels roumains disaient qu’«il les avait humiliés de la façon la plus inique».*Emlékirat. A román választók képviselõinek 1881. évi május hó 12-étõl 14-éig tartott egyetemes értekezlete meghagyásából szerkesztette és közzéteszi a kiküldött bizottság (Mémorandum. Rédigé et publié par la commission chargée par la réunion générale des députés des électeurs roumains, tenue du 12 au 14 mai 1881), Nagyszeben, 1882, 87.

Le système électoral était pourtant beaucoup trop compliqué pour ne viser qu’à exclure les Roumains et à privilégier les Saxons et les Hongrois. Selon le recensement de 1904, qui fournit les données les plus précises, les électeurs de langue roumaine étaient majoritaires à la campagne, – à l’exception de la Terre sicule et des comitats de Kolozs et de Torda-Aranyos –, et même sur les territoires du Partium, dans les comitats de Szilágy, de Máramaros, d’Arad, de Temes et de Krassó-Szörény. Dans le comitat à prédominance roumaine de Hunyad, il fallait la moitié d’électeurs que dans les comitats sicules d’Udvarhely, de Háromszék et de Csík, pour qu’un député fût élu. Beaucoup de Hongrois étaient d’avis que (de droit de vote favorise les Roumains mais ceux-ci n’en profitent pas».*Ü[RMÖSSY] L[AJOS], Az oláh kérdés (La question des Valaques) II. Ellenzék, 5 octobre 1894. Tout cela s’explique par le fait que les électeurs des régions hongroises votaient plutôt pour l’opposition en contestant la forme existante du dualisme, alors que dans les parties à majorité roumaine les électeurs hongrois étaient favorables au parti gouvernemental et leur attitude influençait également les Roumains. La population des villages considérait d’ailleurs les élections et la députation comme des affaires de «seigneurs.» Aussi les circonscriptions électorales roumaines purent-elles, en {f-570.} raison de leur niveau politique et intellectuel, rester, jusqu’au début du XXe siècle, les bases solides du parti gouvernemental. Voilà pourquoi le droit de vote transylvain restrictif put se maintenir et devenir «une pierre de base par trop importante» dans la construction de l’Etat, selon le mot du premier ministre Szapáry lors d’une conversation avec le roi roumain Charles Ier, en 1892.*Le rapport du 3 février 1892 de l’ambassadeur allemand de Bucarest sur l’entretien de Charles Ier et de Szapáry. Publié par TEODOR PAVEL, Mişcarea românilor pentru unitatea naţională şi diplomaţia puterilor centrale 1878-1895 (Le mouvement des Roumains pour l’unité nationale et la diplomatie des puissances centrales), Timişoara, 1979, 259. Le système électoral constituait l’un des piliers fondamentaux du maintien du dualisme. Il servait, face à Vienne et contre les nouvelles tentatives absolutistes, la constitutionnalité parlementaire, tandis que, par la limitation du droit de vote, il put empêcher que le dualisme et, par conséquent, l’hégémonie des classes dirigeantes ne fussent mis en cause – du moins au niveau de la grande politique – par des aspirations sociales et nationales venant de la base et impossibles à contenir.

Au début des années 1870, une partie de l’opposition indépendantiste hongroise voyait encore un allié potentiel en les nationalités luttant, elles aussi, contre le dualisme et elle fit des démarches en se référant au principe de l’extension des droits pour les gagner. L’administration elle-même tenta également de rompre leur résistance par des compromis. Les tâtonnements du premier ministre Lónyay n’eurent pourtant, dans ce domaine, en 1872, – comme nous le verrons dans ce qui suit – aucun résultat. La fusion des partis survenue en 1875 stabilisa le dualisme: les centristes de gauche, jusqu’alors dans l’opposition, entrèrent dans le parti gouvernemental et fondèrent le grand Parti Libéral dirigé par Kálmán Tisza.

Avec cette fusion, la majorité des propriétaires terriens hongrois renonça à son opposition initiale et finit par s’installer confortablement dans le régime dualiste. Or, le renoncement à la résistance en droit public s’accompagnait – comme par un effet de compensation – de l’intensification de l’intolérance à l’égard des nationalités. On cessait de traiter la question ethnique avec prudence. Kálmán Tisza, premier ministre pendant 15 ans après 1875, devint «l’oppresseur des nationalités» quoiqu’il eût auparavant souvent défendu certains de leurs intérêts partiels. Parallèlement à la «magyarisation» de l’administration, la politique visant à «magyariser» la population par la voie de l’enseignement gagnait du terrain.

Si dans les années qui suivirent le Compromis, le gouvernement trouvait naturel que la culture des nationalités fût, grâce à la solidarité ethnique, matériellement soutenue même par des subventions d’Etat venant de l’autre côté de la frontière et que le ministère versât à la Transylvanie les sommes modestes de la subvention envoyée par l’Etat roumain, dès 1875 il fut interdit aux écoles et aux Eglises d’accepter les subventions étrangères; on alla même, en 1879, jusqu’à promulguer, malgré la protestation du souverain, une loi qui stipulait l’obligation d’enseigner le hongrois comme matière distincte dans toutes les écoles élémentaires. Paradoxalement, cette action ne fut pas dictée par le nationalisme mais plutôt décidée par tactique parlementaire contre la volonté du souverain. Cette loi violait le droit des «propriétaires» d’écoles de décider en toute autonomie des langues à enseigner dans leurs établissements. Ce n’était pourtant pas à l’école que la majorité des milieux dirigeants espérait réaliser la magyarisation; celle-ci misait davantage sur le développement à venir, dans les prochaines 50 ou 100 années. Cette majorité désirait seulement {f-571.} accélérer ce processus en s’appuyant sur l’enseignement et par la limitation de l’activité des hommes politiques appartenant aux minorités.

Au cours de la réorganisation des comitats en 1867-77, l’autonomie traditionnelle de Königsboden fut supprimée et les sièges saxons et sicules furent insérés dans un système départemental unitaire. 15 comitats se formèrent sur le territoire de la Translyvanie historique, qui gardèrent, au moins dans leurs noms, les traditions de leur passé (Szolnok-Doboka, Maros-Torda, etc.). A la tête des comitats se trouvaient les tomes («fõispán») nommés en tant que représentants du pouvoir gouvernemental, tandis que les affaires administratives étaient menées par leurs premiers adjoints, les vice-tomes («alispán») élus pour six ans par l’assemblée du comitat. (Les anciennes dénominations féodales furent donc maintenues.) Dans les districts, les juges de paix («szolgabíró») détenaient les pleins-pouvoirs. Ces derniers, élus également pour six ans, tenaient en main non seulement les instances municipales du comitat, mais aussi celles du pouvoir central (des autorités «royales hongroises»). Durant toute cette période, l’autonomie des comitats ne cessa de diminuer; néanmoins, leurs assemblées restèrent les seuls forums de droit public reconnus en dehors de l’Assemblée nationale et même les questions de la politique nationale pouvaient y être traitées. La moitié des membres de l’assemblée étaient élus, l’autre moitié était constituée par les plus grands contribuables, appelés les «virilistes»; la création de cette catégorie assurait – d’une façon incontestablement antidémocratique – la participation à la vie politique de la nouvelle bourgeoisie aux côtés des grands propriétaires fonciers. En tout cas, le cercle des «virilistes» étant très large, dans les régions pauvres de la Transylvanie, pouvaient même y figurer ceux qui payaient environ 100 florins d’impôt, alors que, dans la Hongrie proprement dite, le double de cette somme était généralement exigé.

Les communes, les villages ne possédaient aucun droit politique, ils étaient entièrement dominés par le comitat, les corps représentatifs des communes devaient être composés à moitié par les «virilistes», c’est-à-dire ceux qui payaient les impôts les plus élevés. Cependant, tous les hommes propriétaires de plus de 20 ans, indépendants et établis disposaient du droit de vote communal, ce qui assurait une autonomie relativement large.

Dans les villes, bien entendu, on vit se développer des conditions modernes favorisées par une politique sciemment pro-bourgeoise des gouvernements.

Les Saxons et les Roumains se trouvaient souvent en majorité dans les différents corps représentatifs inférieurs et ils étaient également nombreux dans l’appareil du comitat. Mais la proportion de ceux d’entre eux qui occupaient des postes clés diminua très rapidement. Pendant la longue période de l’administration Kálmán Tisza, il fut de plus en plus fréquent que les régions non-magyares fussent gouvernées pas des fonctionnaires qui ne parlaient pas leur langue et ne connaissaient par leur culture, leurs traditions. La bourgeoisie saxonne maintenait ses positions, surtout dans le comitat de Szeben, où l’administration se faisait presque entièrement en allemand. Dans le même temps, en raison de la «magyarisation» officielle et de la passivité des Roumains à l’Assemblée nationale, la nation roumaine se trouva, à la fin du siècle, très fortement repoussée à l’arrière-plan de la vie politique des comitats. En de nombreux endroits (Brassó, Maros-Torda), les Roumains n’étaient même pas représentés à l’assemblée du comitat: ailleurs ils constituaient une minorité modeste mais estimée. Leur position ne resta forte que dans les comitats de Beszterce-Naszód et de Hunyad, de Krassó-Szörény et de Máramaros. Le pouvoir y était contraint de faire des concessions et ce fut seulement grâce à {f-572.} des accords locaux réguliers que le fonctionnement de l’administration put être assuré ou, comme on disait à l’époque, que «les Hongrois réussirent à se maintenir».

L’attitude des Hongrois

La vie politique autonome des Hongrois de Transylvanie cessa, tout naturellement, dans le nouveau régime, les mouvements politiques furent absorbés par les grands partis parlementaires hongrois. Pendant longtemps, il n’était pas de bon ton d’insister sur des intérêts particuliers – dont personne ne niait l’existence –, car une telle attitude aurait eu tôt fait d’être condamnée en tant que particularisme. Comme nous l’avons signalé plus haut, ce n’était que par une voie biaisée, conformément à l’esprit nationaliste ambiant et sous une forme déguisée, que pût prendre naissance une institution – l’Association Hongroise pour la Culture Publique de Transylvanie (EMKE) – qui tentera (avec la Société Economique de Transylvanie – Erdélyi Gazdasági Egylet, EGE) de remplir les fonctions d’une assemblée régionale ainsi que celles de l’organe gouvernemental local hongrois. «Même si nous avons perdu notre ancien rôle, celui que nous avions joué dans la grande politique (à l’époque des Princes), il nous en est resté la plus belle part, celle d’élever, par des efforts sociaux et individuels, le bien-être et la culture générale», affirmait le Kolozsvári Közlöny (Bulletin de Kolozsvár).*Kolozsvári Közlöny, 29 août 1884. Cité in: Az EMKE megalapítása és negyedszázados mûködése 1885-1910 (La fondation et l’activité d’un quart de siècle de l’EMKE), Kolozsvár, 1910, 78.

L’EMKE commença ses activités au printemps de 1885, avec le but de diffuser la langue et la culture et de renforcer culturellement la diaspora hongroise. Pour des raisons de prestige, un président aristocrate fut élu en la personne du comte ex-garibaldiste Gábor Bethlen qui, par la suite, fit voter, en tant que comes du comitat de Kis-Küküllõ, un impôt départemental de 2% (10 000 florins) pour l’EMKE. D’autres dirigeants tentèrent, au niveau des comitats, de suivre son exemple, provoquant en cela une violente protestation de la part des intellectuels roumains et saxons. La défense de la diaspora hongroise, dans un pays à ethnies mélangées, était une question extrêmement délicate, la remagyarisation de quelques petites communes roumanisées ou considérées comme telles ayant profondément choqué les Roumains, de même que le propos du Manifeste de fondation de l’EMKE qui invitait les Roumains «à ne pas se contenter de comprendre le hongrois, mais à partager également les sentiments hongrois».*Ibid. 80.

Toute l’histoire de l’EMKE se caractérise par un patriotisme grandiloquent et par des actions modestes qui restèrent, eux, plus près de la réalité – cette contradiction appartenant en propre à l’époque. On voulait «réparer les négligences séculaires» des Magyars afin que «la masse ethnique des Sicules soit liée, par des moyens d’instruction publique appropriés, aux grandes masses hongroises de la Grande Plaine».*Rapport 1893-1894 de l’EMKE. EMKE Értesítõ, 20 mai 1894. Or, l’argent nécessaire à ses projets était collecté à l’occasion de bals de charité ou provenait de dons modestes, de quêtes. Un propriétaire foncier transylvain, par exemple, ayant donné 20 000 florins, devint en 1888 «le premier membre-fondateur majeur» de l’EMKE, {f-573.} tandis que le comte Kocsárd Kun légua une propriété de 2 190 acres à l’association pour que des Sicules y soient installés. Au lieu d’y établir des Sicules, on fonda, sur le domaine, une école d’agriculture sicule, essentiellement aux frais du ministère de l’Agriculture et gérée par ce dernier. Tout comme le projet d’établissement des Sicules, celui de magyarisation resta lettre morte.

Pour ce qui était du travail effectif de l’EMKE, il consistait à accorder, au début, des allocations de 50 à 150 florins par an à quelques pasteurs et instituteurs besogneux de la diaspora hongroise et à fonder, par la suite, près de 300 écoles, 200 bibliothèques populaires ainsi que des écoles maternelles. Dans le domaine économique, l’EMKE parvint à obtenir de nombreuses commandes d’Etat pour l’artisanat gravement atteint, depuis 1886, par la guerre douanière austro-hungaro-roumaine. L’Association rédigeait des mémoires à l’adresse du gouvernement et s’efforçait de promouvoir le tourisme. Elle s’était donné, dès le début, comme objectif l’établissement d’un important institut de crédit foncier mais, faute de soutien étatique, ce but se réalisa trop lentement.

Au lieu de protéger les propriétaires, l’activité bancaire se limitait ainsi à des ventes de propriétés, à des transactions de crédits et à la promotion des coopératives de crédit. L’EMKE participa à la création, en 1891, de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marosvásárhely, destinée à servir les interêts des Sicules et à la mise sur pied de l’Association Transylvaine pour l’Aide Industrielle.

La bourgeoisie roumaine et saxonne observait l’activité de l’EMKE avec méfiance bien qu’elle eût vite réalisé que l’EMKE ne menaçait pas la culture de ces deux peuples et encore moins leurs ethnies. Malgré la croissance de ses biens et des dons, toujours plus importants, l’impact de l’EMKE, au début du XXe siècle, perdit de son importance. Ses fondateurs hongrois tentèrent de l’orienter vers le développement de l’économie, qu’ils considéraient comme la tâche primordiale de l’Association. «Si elle ne vient pas, avec son argent, à l’aide de l’économie, les quatre millions de couronnes de l’EMKE suffiront tout juste à payer une gerbe de fleurs à poser sur la tombe de la Transylvanie hongroise», écrit une revue économique deux ans avant la Première Guerre mondiale.*KÁROLY SCHANDL, A román bankok terjeszkedése (L’expansion des banques roumaines), Magyar Gazdák Szemléje, 1909, II (numéro de décembre), 221; 1912, II (numéro de novembre), 203.

Or, à la fin du XIXe siècle, la couche des dirigeants politiques hongrois ne s’occupe, pas plus en Transylvanie qu’ailleurs, des dangers lointains. Par contre, elle s’était bien installée dans le régime dualiste qui, par la relance économique et le développement de l’appareil d’Etat, réussit à séduire même ceux qui étaient à l’origine mécontents de la semi-indépendance de la Hongrie. De même que les politicens transylvains sont présents dans les instances supérieures du pays, en rassemblant de temps en temps un lobby transylvain au sein des partis, de même toute l’intelligentsia de la Transylvanie s’oriente vers la capitale, Budapest. Les publicistes, les écrivains préfèrent publier dans les journaux de la capitale, et les Transylvains forment un groupe puissant à l’Académie. Seule la question sicule prend une importance nationale: les conditions économiques défavorables de la Terre sicule et l’émigration deviennent un problème de conscience de tout le pays d’alors, à la solution duquel il n’existe pas, dans la structure donnée, de remèdes satisfaisants. {f-574.} Malgré les soucis locaux, l’opinion générale accepte la centralisation poussée, considérant en effet que «seule une administration correctement centralisée peut assurer la survie des Sicules et des Saxons».*Rapport du 9 avril 1890 de l’ambassadeur allemand de Vienne. PA AA Bonn Österreich 92. No 6a Bd. 3 A 4781.

Avec l’établissement du régime dualiste, naquit une variante spécifique de l’Etat bourgeois, suffisamment libérale et moderne pour promouvoir l’accumulation et l’afflux des capitaux et les investissements. Elle est donc acceptable pour la bourgeoisie moderne même si celle-ci, malgré son importance grandissante, ne peut guère accéder au pouvoir politique. Ce type d’Etat bourgeois put en même temps sauvegarder suffisamment d’institutions traditionnelles, d’esprit et de méthode féodaux pour pouvoir maintenir l’influence politique de la classe des propriétaires fonciers, ainsi que celle de la couche intellectuelle qui la suit mais qui commence à évoluer dans un sens bourgeois. Aussi cet Etat est-il acceptable, dans son ensemble, pour la classe dirigeante traditionnelle. Sa structure politico-administrative semi-moderne s’était établie dans un contexte conflictuel: il ne peut donc exiger une identification avec le régime et doit se contenter d’une acceptation de la réalité.

Pour l’ensemble des Hongrois, 1867 avait stabilisé une situation ambiguë. La possibilité d’une solution fondamentalement différente de la question des nationalités étant exclue, le maintien territorial de l’Etat et, par conséquent, le maintien de la Transylvanie dans le cadre de l’Etat hongrois constituaient la pierre angulaire de la vie politique. Or, le maintien de la Hongrie historique supposait le rôle dirigeant de la classe nobiliaire, et les couches embourgeoisées de la société hongroise acceptèrent cette situation de fait au même titre que l’Empire de François-Joseph, garant de leur sécurité. 25 ans après le Compromis, cette acceptation rationnelle se figea en dogme de l’existence même. A part quelques personnes lucides, on ne comptait plus avec la possibilité d’une désagrégation de la Monarchie et de l’Etat hongrois historique avec elle. Même les Transylvains, plus sensibles aux dangers, finirent par refouler leurs angoisses d’être séparés de la Hongrie. Les journaux publiaient des articles parlant tantôt de l’avancement de la ~4 magyarisation», tantôt de «la progression des nationalités», tandis que l’administration, également par tactique politique, tenait confidentielles les données de l’Office Central des Statistiques qui révélaient, justement à propos de la frontière linguistique hungaro-roumaine en Transylvanie, qu’au début du XXe siècle, «les Hongrois des confins avaient subi, sur toute la ligne, un grave échec».*Note du premier ministre au ministre des Cultes et de l’Instruction publique, 27 mars 1908. OL Miniszterelnökség (Cabinet du premier ministre), 1908, XXV, 102. Le régime dualiste était un piège: il offrait le sentiment de sécurité aux classes dirigeantes hongroises et camouflait les dangers qui menaçaient celles-ci et, par voie de conséquence, toute la Hongrie historique.