3. Tendances nouvelles au tournant du siècle


Table des matières

La transformation de la politique du gouvernement à la fin du XIXe siècle

Au début de 1895, ce fut un homme politique de Transylvanie, le baron Dezsõ Bánffy, qui forma le gouvernement de Hongrie. Dans ses précédentes fonctions (il avait été, à partir de 1875, comes de plusieurs comitats de Transylvanie), il avait pratiqué une magyarisation intolérante, allant de pair avec un patriarcalisme et des méthodes policières, raison pour laquelle il était haï des milieux intellectuels roumains et saxons. Même ses contemporains hongrois l’appelaient «le pacha de Doboka». Bánffy était persuadé que tout en coopérant avec la dynastie autrichienne et sans toucher au Compromis austrohongrois, il fallait se concentrer sur l’ai ffaiblissement des nationalités et hâter la magyarisation. En d’autres termes, pour se concilier l’opinion hongroise, il compensait la soumission à Vienne par un chauvinisme accru.

La politique minoritaire de Bánffy abandonna les méthodes de magyarisation par voie légale, qui évitaient la répression, pour y substituer un traitement des questions minoritaires par voie bureaucratique et administrative. Bánffy s’était fixé pour objectif de se renseigner continuellement sur la vie culturelle et les mouvements politiques des nationalités pour mettre en application régulièrement les points de vue nationalistes qui n’avaient été appliqués qu’empiriquement et inégalement par les gouvernements précédents.

Bánffy commença par créer un a département des affaires minoritaires» auprès du cabinet, et ii s’en réserva la direction. Conformément à sa politique hypocrite, il permit la convocation à Budapest du congrès des minorités serbe, slovaque et roumaine qui, tout en prenant une résolution, le io août 1895, sur l’intégrité territoriale, exposa les griefs des minorités et chercha à faire reconnaître le caractère plurinational du pays ainsi qu’à mettre en place l’autonomie nationale fondée sur les comitats. Les minorités fondèrent une commission pour coordonner leur lutte, mais leur action, conformément à l’attente du {f-588.} gouvernement – abstraction faite de quelques conférences, échanges de lettres et de la protestation contre les fêtes millénaires de 1896 – s’enlisa.

Le mouvement national roumain fut secoué par une crise intérieure. Les remous du procès de Mémorandum, qui avait galvanisé les masses et les autorités, s’apaisèrent assez vite. Les condamnés sortirent de prison en 1895. Au demeurant, le camp nationaliste était las des procès et de la «production de martyrs». En Roumanie, le parti libéral, qui influençait toujours plus fort le mouvement transylvain, vit l’avènement de son cabinet dont le premier ministre, Sturdza, abandonna sa position antérieure par un acte de fidélité à la Monarchie. Il déclara que la Monarchie «telle qu’elle est constituée, est d’une nécessité primordiale pour l’équilibre européen» ainsi que pour la sécurité de l’Etat roumain et que, pour cette raison, il était souhaitable de mettre fin à «tout malentendu et toute dispute» entre Hongrois et Roumains.*TITU MAIORESCU, Istoria contimporană a României, (Histoire contemporaine de la Roumanie), Bucureşti, 1917, 332-337; BENEDEK JANCSÓ, A román irredentista mozgalmak története (L’histoire des mouvements irrédentistes roumains), Budapest, 1920, 229. Sturdza bloqua la majeure partie des subventions, en principe clandestines mais connues de tous, aux Eglises et écoles roumaines de Transylvanie qui durent ainsi renoncer à un apport financier annuel de 150 à 200 000 couronnes. Seul le lycée orthodoxe de Brassó et ses écoles annexes continuèrent à en bénéficier puisque Bánffy y consentit exceptionnellement, quoique le caractère illégal du versement de l’aide financière étrangère par l’intermédiaire de Budapest ne fit aucun doute. Bénéficiant de la subvention de la Roumanie, le lycée de grande renommée n’était plus contraint d’accepter l’aide de l’Etat hongrois et il put ainsi contourner le danger du contrôle de celui-ci.

Le gouvernement tenta d’organiser la surveillance des écoles de deux façons. Comme les Eglises et les communes ne pouvaient guère assurer la rémunération minimale des instituteurs, il cherchait à leur imposer l’aide de l’Etat. Blessés dans leur autonomie culturelle, les Roumains se défendaient contre cette tentative soit en refusant le traitement augmenté, soit en effecturant une augmentation nominale du traitement. Bánffy invita alors les comitats à percevoir sur les communautés soutenant les écoles les sommes nécessaires à l’augmentation des traitements, et à contraindre les intéressés à demander l’aide de l’Etat en haussant l’impôt dit «des cultes» (qui correspondait, dans le comitat d’Arad p. ex., à 70 à 100 pour cent de l’impôt foncier). Cependant, cette tentative retomba sur l’Etat et son appareil. En effet, les autorités ecclésiastiques se contentèrent d’établir les contributions scolaires et la perception – tâche impopulaire – en revint aux services hongrois de l’administration. Quant au projet de création d’un organisme habilité à contrôler les biens des deux Eglises roumaines, il demeura lettre morte.

L’une des mesures considérées comme proprement magyarisante de l’époque fut l’article 4 de la loi de 1898 sur «les noms de communes et autres noms de lieu» qui stipulait que chaque commune devait avoir un seul nom officiel. Les milieux saxons et roumains réagirent avec une grande indignation, car cette décision signifiait qu’il fallait désormais utiliser les versions hongroises des noms tant dans les papiers officiels que sur les inscriptions. Il est vrai que les nationalités étaient autorisées à utiliser leurs propres dénominations dans les manuels et les écrits scolaires et que la presse et les entreprises pouvaient utiliser, dans les documents publiés, les dénominations de leur choix.

Cependant, la politique autoritaire que Bánffy pratiquait envers les nationalités faisait plus grand bruit qu’elle ne le méritait. Rien ne put ébranler les {f-589.} Saxons, et les dirigeants des Roumains eurent tôt fait de faire face à la persécution. Bánffy ne réussit pas davantage à réaliser son objectif principal, à savoir d’unir les forces politiques hongroises centrifuges par un programme de persécution des nationalités et des socialistes. L’opposition parlementaire accusait Bánffy de trahison des intérêts nationaux hongrois face à l’Autriche et, en février 1899, elle le fit tomber. Sa chute entraîna celle du cabinet de Sturdza puisqu’il s’avéra que Bánffy et Sturdza s’étaient entendus sur le traitement des Roumains de Transylvanie, ce que l’opinion publique de Roumanie refusa d’accepter.

Le nouveau premier ministre, Kálmán Széll, rompit avec les méthodes de son prédécesseur. En lançant le slogan «droit, loi et justice», il promit au pays de retourner aux méthodes de gouvernement intègres de Deák et d’Eötvös. Fort du soutien d’un parti gouvernemental gonflé, Széll put, en 190i, ordonner des élections libres et dès lors les nationalités considéraient que les circonstances étaient favorables à leur retour au parlement. Le premier ministre voulut les apaiser par la dissolution du département des nationalités – décision en fait motivée par des considérations de politique extérieure – ainsi qu’en renonçant aux actions policières mesquines.

A partir de la fin du siècle, le traitement des problèmes minoritaires cessa d’être une question administrative et policière. Il faisait partie des tâches politiques quotidiennes de tous les gouvernements bien que ceux-ci ne fussent pas pressés de les régler. Ce fut alors que commença à prendre forme une nouvelle tendance des Hongrois de Transylvanie, qui visait à renforcer indirectement l’ethnie hongroise. Le gouvernement envisageait d’améliorer les conditions de crédit en Transylvanie ainsi que d’élargir le mouvement des coopératives et il fit des préparatifs en vue de mener une politique démographique à partir de considérations sociales et nationales. A ce propos, le Congrès des Sicules, tenu en 1902, à Tusnád, fut d’une importance primordiale parce qu’il établit un programme complet, soutenu par l’Etat, destiné à développer la Terre sicule. Plus tard, les Roumains revendiquèrent eux aussi l’aide de l’Etat pour leurs régions pauvres.

Crise de la recherche d’une issue et nouvelle activité des Roumains

La politique roumaine traditionnelle avait atteint son sommet dans le mouvement du Mémorandum. Elle avait donné satisfaction morale tant aux organisateurs qu’aux sympathisants de l’action, mais elle n’avait apporté aucune solution, ne pouvait remédier aux griefs et n’indiquait pas le chemin à suivre. Plusieurs années s’écoulèrent avant que le parti national roumain pût adapter son idéologie aux conditions politiques modifiées et aux nouvelles prétentions de l’intellingentsia et de la bourgeoisie roumaines en voie de transformation.

La crise de la recherche d’une issue avait commencé quand les dirigeants du parti étaient, à la suite de la sentence prononcée au procès du Mémorandum, en prison. Entre la direction du parti et les jeunes tribunistes, plus radicaux, éclata en 1896 une lutte d’influence qui toucha également certains émigrés à Bucarest et contribua au désordre idéologique.

Ce furent les milieux politiques de Roumanie qui donnèrent l’impulsion à l’élaboration d’un nouveau programme. En accord avec le parti libéral, les tribunistes élaborèrent un programme qui jugeait nécessaire de trouver un {f-590.} modus vivendi entre les Roumains de Transylvanie et le cabinet. Suivant ce programme, le parti devait sortir de sa passivité et, après être retourné au parlement, il pouvait établir un compromis avec le gouvernement, c’est-à-dire renoncer à exiger l’autonomie de la Transylvanie en contrepartie d’un système électoral plus avantageux. (Tous les gouvernements hongrois avaient depuis longtemps réclamé ce programme comme préalable de la négociation.) Les tribunistes fondèrent, en 1897, un nouveau journal (Tribuna Poporului), non pas en Transylvanie mais en Hongrie proprement dite, à Arad, où l’activité du parti roumain était restée importante. Même si 15 pour cent seulement de la population d’Arad était roumaine, ce chiffre était cependant le plus élevé après Brassó. Il y avait, à Arad, un évêché et un séminaire orthodoxes, et c’était également là que se trouvait la deuxième grande banque des Roumains, la Victoria.

Toutefois, les Roumains d’Arad, trop avancés et trop attachés aux libéraux de Roumanie, ne pouvaient être les animateurs de la nouvelle activité politique. Ce fut la nouvelle couche moyenne ascendante et possédant une base financière indépendante qui s’appropria le programme des Roumains d’Arad et l’adapta à l’activité traditionnelle des partis. En 1902, un propriétaire foncier directeur de banque Ioan Mihu, annonça, dans le nouveau journal, Libertatea, la révision du programme de l’année 1881: accepter le dualisme et abandonner la prétention à l’autonomie de la Transylvanie mais, en même temps, élaborer dans les détails une politique culturelle nationale et une nouvelle politique sociale. Un jeune avocat, Iuliu Maniu, mit au point un projet d’action pour organiser le parti dans la province, mener une politique roumaine dans les comitats et déployer une propagande dans la presse. En été 1903, un autre jeune avocat, Aurel Vlad se fit élire à Hunyad, lors d’une élection partielle, député du parti national sans avoir eu recours à la revendication d’autonomie.

Alors que les Hongrois accueillirent avec méfiance la nomination, en automne 1903, du comte István Tisza, considéré comme l’homme de la cour de Vienne, à la tête du cabinet, les Roumains et les Saxons placèrent de grandes espérances en lui. Dès le début de sa carrière politique, Tisza avait attaché beaucoup d’importance à la question roumaine et était conscient du fait que les Roumains de Transylvanie étaient au plus haut point liés avec leurs frères vivant dans le Royaume indépendant. Afin de renforcer l’Etat hongrois plurinational (ainsi que la Monarchie), il s’efforçait de trouver un terrain d’entente avec les Roumains de Transylvanie, qui constituaient la nationalité la plus nombreuse. Dans son discours d’investiture, il déclara tâche nationale de première importance «d’obtenir et de renforcer la confiance et la sympathie des citoyens non hongrois du pays», cherchant en même temps à faire la distinction entre la couche modérée ou prête à collaborer et les «instigateurs dangereux».*Discours-programme du premier ministre, in: Gróf Tisza István képviselõházi beszédei (Les discours du comte István Tisza à la Chambre), II. Préf. et notes de JÓZSEF KUN, Budapest, 1935, 15-64. Tisza put bientôt se mettre d’accord avec les dirigeants des Saxons qui adhérèrent au parti gouvernemental. L’aile gauche des activistes roumains, ceux d’Arad, considérant les déclarations de Tisza comme justifiant leur politique, décidèrent une nouvelle tentative de rapprochement. «Nous reconnaissons sans conditions et arrière-pensées l’unité de l’Etat hongrois et sommes prêts à sacrifier notre sang et notre fortune à cette unité politique et au maintien de l’intégrité territoriale de l’Etat hongrois tant que cet Etat {f-591.} garantira, par des institutions fortes et incontestables, notre développement conformément à nos spécificités ethniques nationales. Ce faisant, nous sommes convaincus que l’existence d’un Etat Habsbourg solide en Europe centrale est une garantie plus sûre de notre nationalité roumaine que ne le serait, faute de l’Etat Habsbourg, une Roumanie qui comprendrait tous les Roumains de la Dacie Trajane. Voilà notre réponse aux déclarations du comte István Tisza», écrivait leur journal.*Contele Tisza István. Tribuna Popurului, 10 novembre 1903. Néanmoins, la majeure partie des dirigeants du parti roumain firent à Tisza un accueil méfiant car celui-ci considérait comme sa tâche la plus urgente la solution d’une crise parlementaire sans précédent et, précisément pour cette raison, il se vit bientôt contraint de faire des concessions à l’opposition indépendantiste. Ainsi, au lieu de tentatives de conciliation, le cabinet Tisza fit des projets pour établir le contrôle de l’Etat sur les écoles des minorités. Les nationalités protestèrent à l’unanimité contre la proposition faite en octobre 1904 par le ministre des Cultes, Albert Berzeviczy, alors que l’opposition hongroise, qui souhaitait une intervention plus directe de l’Etat, ne la jugeait pas suffisante. Cependant, au cours de sa campagne parlementaire, Tisza finit par retirer, pour des raisons tactiques, tous les projets de loi déposés.

Pour le mouvement roumain, l’importance du premier gouvernement Tisza consistait dans ses gestes modérés qui annonçaient déjà la politique des années 1910, soucieuse de trouver un compromis. Tisza ordonna aux dirigeants des comitats de faire autant que possible participer les Roumains à la vie politique et sociale. Il ne permit pas d’intenter des procès contre la presse, laissa les intellectuels roumains se réunir contre le projet de Berzeviczy et rendit (avec les intérêts) la somme collectée illégalement pour la statue d’Avram Iancu et saisi par Bánffy, à l’association culturelle ASTRA de Nagyszeben. On pourrait continuer encore la liste. On relança l’idée d’entamer des négociations avec des personnalités roumaines notables. Mais l’opposition parlementaire s’était entretemps liguée contre Tisza et ne tarda pas à l’évincer.

A la veille des élections, en janvier 1905, le parti national roumain tint sa conférence à Nagyszeben. Le nouveau programme adopté sous la pression de la jeune génération se proposait d’obtenir, au lieu de l’autonomie de la Transylvanie, «la reconnaissance politique du peuple roumain apte à constituer un Etat, et l’assurance de son développement ethnique et constitutionnel par des institutions de droit public.»*Le programme électoral de 1905 est publié dans TEODOR V. PĂCĂŢIAN, Cartea de aur VIII, Sibiu, 1915, 169-172; GÁBOR KEMÉNY G., Iratok… IV, 534-536. Il demandait l’application de la loi de 1868 relative aux nationalités, l’autonomie des districts administratifs rectifiés selon les frontières linguistiques, l’introduction du suffrage universel et secret ainsi que la mise en place d’une politique sociale.

La nouvelle phase de la lutte politique, qui empruntait la voie constitutionnelle, commença sous un mauvais augure pour le mouvement nationaliste roumain. Il obtint seulement 8 mandats au lieu des 40 escomptés et ne réussit donc pas à devenir un groupe parlementaire influent.

Les élections de 1905 amenèrent la chute de Tisza. Pour la première fois depuis 40 ans, la majorité des électeurs votèrent pour l’opposition hongroise, dans l’espoir qu’elle relâcherait les liens entre la Hongrie et l’Autriche et qu’elle irait plus loin vers l’indépendance totale du pays. La victoire de la coalition marque également une nouvelle étape dans la politique de nationalités.

{f-592.} Le gouvernement de coalition et la dernière tentative de Vienne:
«l’atelier» de François-Ferdinand

L’Empereur François-Joseph Ier, craignant pour l’unité de l’Empire, ne voulait pas autoriser la coalition de l’opposition victorieuse, dirigée par Albert Apponyi, Gyula Andrássy fils et Ferenc Kossuth, à former le gouvernement. Il chargea le baron Géza Fejérváry de constituer un cabinet hors le parlement. Le nouveau ministre de l’Intérieur, József Kristóffy, cherchait, en envisageant d’introduire le suffrage universel, à intimider la coalition craignant pour la suprématie hongroise et le rôle politique de la classe possédante. Il espérait que si Vienne abandonnait l’idée du suffrage universel, les Hongrois renonceraient aux prétentions qui affaiblissaient l’unité de la Monarchie: autonomie douanière de la Hongrie, banque d’émission autonome, emploi du hongrois comme langue de commandement obligatoire dans les régiments de l’armée commune recrutés en Hongrie. Les Saxons acceptèrent avec réserve l’idée de la réforme du droit électoral alors que les dirigeants des Roumains s’en montrèrent satisfaits; ils la considéraient comme la réalisation d’une ancienne revendication démocratique. L’Empereur semblait se mettre du côté des nationalités. Mais Kristóffy ne permit pas (à la différence de Tisza) aux Roumains de convoquer une conférence nationale de crainte que l’opposition hongroise ne taxât de faiblesse son cabinet, considéré d’ailleurs comme insuffisamment patriotique. De plus, le ministre des Cultes ordonna que le catéchisme fût désormais enseigné dans les écoles d’Etat en hongrois et non dans la langue des confessions. Malgré cela, alors que la coalition lança en Translyvanie une campagne de «résistance nationale» tapageuse et bruyante qui, abstraction faite d’une partie de la Terre sicule, n’apporta aucun succès, les dirigeants des Roumains invitaient ostensiblement leur peuple à payer les impôts et à accomplir les obligations militaires, bref, à servir la dynastie.

L’Empereur finit par réduire à l’obéissance la coalition de l’opposition; au printemps de ígo6, celle-ci put enfin constituer un cabinet soumis à des ordres «précis et sévères», sous la direction de l’homme fidèle au Compromis de 1867, Sándor Wekerle. Ce cabinet exaspéra les Roumains qui, depuis la fin du siècle, tenaient le parti indépendantiste pour leur principal ennemi et «dépositaire du chauvinisme hongrois». Les dirigeants du nouveau gouvernement invitèrent alors à un entretien confidentiel les deux archevêques ainsi que quelques hommes politiques roumains. Bien que la collaboration électorale proposée ne se réalisât pas à cause de la résistance des comitats, 18 députés roumains furent pourtant élus aux élections de 1906. Leur majorité allait prendre une part active, avec les Serbes et les Slovaques, à la vie parlementaire.

Quant à ses méthodes, la politique minoritaire de la coalition rappelait celle du cabinet de Bánffy: son opportunisme à l’égard de Vienne était compensé par la rigueur à l’égard des nationalités. Cependant, elle devait cette fois faire face à des mouvements nationaux de plus en plus forts alors que la coalition s’était proposé de créer spectaculairement «un Etat hongrois national». Il s’ensuivit qu’il y eut un nombre croissant de procès en délits de presse intentés contre les représentants des nationalités, et que de nombreux pamphlets posaient la question de savoir si les Roumains étaient opprimés ou non. Cette politique finit par adopter les lois scolaires connues sous le nom de «lex Apponyi» qui reprirent le projet de Berzeviczy.

La loi XXVII de 1907 augmenta le traitement des instituteurs des écoles communales et confessionnelles en accordant une aide d’Etat, dépendant de {f-593.} nombreuses conditions sévères, à ceux qui entretenaient des écoles. Les écoles devaient dispenser aux élèves une «éducation civique irréprochablement patriotique», qu’elles devaient en partie assurer par l’enseignement intense de la langue et de la littérature hongroises et de la constitution. Ce fut ainsi que la politique culturelle du gouvernement tenta de remédier au fait que près de 40 pour cent de la population ne parlait pas la langue d’Etat. Le cabinet prit des mesures, qui furent source de nombreux conflits; il décréta que la langue de l’enseignement fût le hongrois dans les écoles où la moitié des élèves étaient des Hongrois et que si 20 pour cent des élèves étaient Hongrois, le hongrois fût introduit pour ceux-ci comme langue d’enseignement. A tout cela s’ajoutèrent des prescriptions qui imposaient des formalités: il fallait apposer les armoiries de l’Etat et inscrire le nom de l’établissement en hongrois au front de toutes les écoles, hisser le drapeau de l’Etat pendant les fêtes nationales, utiliser des formulaires en langue hongroise et mettre des gravures représentant des scènes de l’histoire hongroise dans les classes. Les Saxons et les Roumains protestaient.

Au cours de la préparation de cette loi, dans l’atmosphère nationaliste largement alimentée des deux côtés, les efforts des radicaux bourgeois, qui constituaient le groupe le plus progressiste de la bourgeoisie hongroise, demeurèrent sans suites. Ils avaient l’intention de gagner les partis des nationalités en tant que partie prenante de la démocratie hongroise. Leur chef de file, le savant et homme politique Oszkár Jászi, plaida courageusement en faveur des nationalités, tout comme le Parti Social-démocrate qui fut le seul à organiser le prolétariat non hongrois. Les bourgeois radicaux établirent certains rapports personnels avec quelques représentants du parti national roumain, sans qu’un véritable rapprochement pût avoir lieu. Les hommes politiques roumains regardaient le mouvement socialiste également avec une certaine méfiance; ils cherchaient à imiter leurs méthodes d’organisation et même pensaient parfois à une alliance avec eux mais, à partir de leur position nationaliste, ils craignaient que les socialistes ne fissent échapper les paysans pauvres à l’influence de leur clergé.

Dans cette situation difficile, l’intelligentsia roumaine reçut une proposition d’alliance de Vienne, non pas du vieil Empereur, mais de la part de l’héritier du trône, François-Ferdinand. Après 1907, un «atelier secret» se constitua auprès de ce dernier qui élabora une nouvelle politique impériale nettement hostile aux Hongrois, considérés comme principaux ennemis de la dynastie des Habsbourg. Les Saxons de Transylvanie, eux, n’établirent pas de rapports avec l’archiduc.

A partir de l’automne de 1906, le médecin député roumain Alexandra Vaida-Voevod rédigea, sous un pseudonyme, des rapports pour l’Atelier. François-Ferdinand le reçut en février 1907, après qu’il eût prononcé au parlement un discours fidèle à la dynastie où il critiquait ale séparatisme hongrois». L’héritier du trône s’entretint avec lui en secret tout comme avec le futur évêque Miron E. Cristea et le chanoine Augustin Bunea, qui furent invités pour exprimer les points de vue des deux Eglises roumaines.

Aurel C. Popovici, qui vivait, à cette époque-là, comme émigré à Vienne, élabora le projet d’une Grande Autriche fédérée (Die Vereinigten Staaten von Grossösterreich). Dans cette Grande Autriche, il aurait voulu accorder une autonomie, rappelant celle des Etats membres des Etats-Unis, aux régions non historiques, mais ethniques. Il aurait réuni dans un groupe à part tous les Roumains vivant dans l’Etat hongrois historique (attribuant un territoire particulier aux Sicules) et envisageait de réaliser l’unité pan-roumaine par le {f-594.} passage du Royaume roumain sous la domination des Habsbourg. Comme son projet visait le renforcement de la dynastie, l’Atelier l’engagea comme collaborateur, quoique l’héritier du trône n’acceptât pas ses idées et lui demandât plus tard de les remanier dans un esprit conservateur.

Les collaborateurs roumains de l’Atelier espéraient que le futur Empereur briserait l’hégémonie hongroise et qu’il élargirait les droits nationaux. Ils connaissaient son aversion pour le dualisme et l’antipathie qu’il éprouvait à l’égard de la société hongroise. («Tous les Hongrois, qu’ils soient ministres, princes ou cardinaux, qu’ils soient bourgeois, paysans, hussards ou domestiques, sont tous révolutionnaires, sont tous de la canaille», écrivait-il en 1904.*Lettre du 30 juillet 1904 du prince héritier, in: ROBERT A. KANN, Erzherzog Franz Ferdinand Studien, Wien, 1976, 114-115.) Ils savaient fort bien que, pour renverser le gouvernement de coalition, François-Ferdinand avait l’intention de «lâcher sur les Hongrois» toutes les nationalités et c’était là la raison pour laquelle il voulait introduire le suffrage universel (d’ailleurs exclusivement dans la moitié hongroise de l’Empire). Vaida-Voevod et ses amis offrirent l’aide du parti roumain à la lutte menée contre le gouvernement de coalition et, par là, ils firent admettre leur mouvement national au futur empereur. Il ne fait aucun doute que leurs rapports avec le prince héritier aient augmenté leur prestige politique.

La dernière tentative dualiste: les négociations d’István Tisza avec les Roumains

La chute du gouvernement de coalition et la nomination du comte Károly Khuen-Héderváry comme premier ministre, en janvier 1910, marquèrent un tournant dans l’histoire politique du dualisme. Pour surmonter la crise de politique intérieure, qui durait depuis si longtemps, un nouveau parti gouvernemental adoptant le programme de 1867 commençait à se former et réunissait toutes les forces conservatrices.

Les Hongrois de Transylvanie étaient eux aussi fatigués de la coalition, et les nationalités considéraient le nouveau cabinet comme composé d’hommes de la Cour. Elles attachaient de grands espoirs à leur arrivée au pouvoir d’autant que l’héritier du trône attendait du nouveau premier ministre la réalisation de sa propre politique. Le gouvernement avait soin de nourrir leurs espoirs. L’application de plusieurs peines politiques fut suspendue et nombre de procès de presse furent arrêtés. L’usage du tricolore roumain fut tacitement permis et la cour suprême stipula qu’il n’était plus interdit de chanter publiquement le chant «Eveille-toi, Roumain», considéré comme l’hymne national roumain. La politique scolaire rattachée au nom d’Apponyi fut elle aussi reconsidérée.

Le groupe de Tribuna d’Arad réagit favorablement aux premières mesures prises par le nouveau gouvernement. Il reconnut que le comte Khuen-Héderváry aurait besoin, dans sa lutte menée contre l’opposition indépendantiste hongroise, de l’aide des nationalités. Encouragés par le parti libéral de Bucarest, les tribunistes sollicitaient un «accord honnête» et se mirent à s’organiser. Les dirigeants du comité national attendaient beaucoup de ces changements. Khuen les assura que le gouvernement ne voulait pas écraser les nationalités aux élections. Selon la rumeur, les Roumains auraient promis de soutenir le gouvernement dans 60 circonscriptions, et le gouvernement leur aurait offert {f-595.} en échange un subside considérable pour les élections: 60 à 100 000 couronnes dans certaines circonscriptions.

Ioan I. C. Brătianu, le chef de file des libéraux de Bucarest, fit également envoyer une somme importante au parti roumain qui pouvait compter sur la bienveillance de Khuen ainsi que sur l’aide de François-Ferdinand et du cercle du socialiste-chrétien viennois Lueger. Le parti roumain proposa 33 candidats dans 37 circonscriptions. La cohésion intérieure faisait cependant grandement défaut. Maniu, qui gardait la tête froide, eut beau mettre en garde: «Ne croyez pas, je vous prie, les rumeurs mensongères – dit-il à ses électeurs d’Alvinc – qui prétendent que nous, anciens députés roumains, en particulier aurions conclu un pacte quelconque avec le nouveau gouvernement …»*Tribuna, 4 juin 1910.

Les élections de 1910 furent, surtout dans les régions hongroises, particulièrement houleuses. Le Parti National du Travail, créé par le comte István Tisza, voulait remporter une victoire qui lui permît d’anéantir plusieurs adversaires parlementaires, dont les nationalités, et qui pût empêcher la formation d’un bloc de députés puissant dévoué à François-Ferdinand. En conséquence de l’évolution d’une opinion publique déçue par le nationalisme tapageur de la coalition, le Parti du Travail remporta une grande victoire. Tisza déclara en privé: «Que vienne donc l’héritier du trône!»

Parmi les candidats roumains seuls cinq furent élus dans trois circonscriptions où il n’y avait pas d’adversaires. Par contre, neuf candidats roumains parvinrent à la Chambre des Députés sur la foi du programme du parti gouvernemental. La surprise fut si grande que, dans un premier temps, le parti roumain ne tenta même pas d’attribuer l’échec à la terreur gouvernementale. «La violence ne nous a enlevé tout au plus que deux sièges dans les élections, écrivait un de leurs journaux plus modérés, dans plusieurs circonscriptions nos députés ont perdu malgré les milliers de votes roumains.»*Libertatea, 4 juin 1910. Le journal de l’évêché de Nagyszeben qui prônait le compromis, écrivait tout simplement que le peuple s’était opposé à un programme irréalisable.

Le comte István Tisza, «l’homme providentiel» des classes dirigeantes hongroises, avait, avant les élections, pris position en faveur de l’accord hungaro-roumain. Son discours fut chaleureusement accueilli par les journaux roumains; l’Unirea de Balázsfalva le compara à Deák, à celui qui prenait le parti des nationalités. En juillet, Tisza réitéra sa position devant le parlement. Le parti national roumain l’accepta en tant que point de départ, et consentit à ce que Mihu, qui avait déjà proposé un nouveau programme pour les Roumains en 1902, entamât des négociations avec lui. Lors du premier entretien, Tisza accepta, à la différence de sa position antérieure, le statut séparé du parti roumain et admit que les dirigeants de ce parti prissent part aux négociations et que l’accord éventuel fût ratifié par un congrès national roumain. La direction du parti formula ses revendications. Elle décida pour le cas où le gouvernement satisferait à leurs demandes, d’être «plus réservé» au parlement et d’élaborer un nouveau programme.

En automne 1910, le parti national roumain fit parvenir à Tisza un mémorandum contenant ses revendications politiques, économiques et culturelles. Ces revendications, formulées en 23 points, portaient sur l’élargissement du droit électoral; des sièges garantis dans 50 circonscriptions; l’usage {f-596.} officiel systématique de la langue roumaine; l’établissement d’un nombre minimum obligatoire de fonctionnaires roumains; la fondation de trois évêchés roumains; la révision de la loi Apponyi; l’augmentation de la subvention affectée à des fins culturelles roumaines; l’établissement de trois lycées d’Etat roumains et l’extension du «programme sicule» à des régions roumaines en vue de favoriser leur développement économique. En revanche, le parti roumain promit d’accepter le Compromis de 1867 sans s’engager à soutenir la politique du gouvernement. Tisza et Khuen ne pouvaient pas accepter cette position, mais l’admettaient comme une base de discussion. Le parti roumain constitua une commission destinée à mener les négociations, mais les membres de la commission ne purent se mettre d’accord entre eux. Maniu et Vlad se refusaient même à reconnaître le statu quo juridique, et Mihu, à son tour, exaspéré par la dissension et les revendications de plus en plus poussées, se retira. Comme les divers groupements paralysaient avec leur propagande les négociations et que le gouvernement soupçonnait à juste titre que les dirigeants des Roumains n’étaient pas maîtres de leur propre camp, il fut d’une importance vitale de mettre fin à l’activité fractionnelle.

Le groupement le plus fort était celui des tribunistes d’Arad, qui était marqué du nom du célèbre poète Octaviais Goga. Celui-ci s’était fait une célébrité des deux côtés des Carpates grâce à la revue Luceafărul qu’il avait lancée en 1902, à Budapest, puis à sa revue littéraire et politique, Ţara Noastră. Goga attaquait, dans une série d’articles sévères, le comité national, jugé responsable de l’échec électoral, et souligna la nécessité de son renouvellement. Les «jeunes d’acier» qui suivaient Goga, voulaient former une organisation de masse et éviter toute influence étrangère, hongroise ou «judéohongroise». Ils commencèrent à développer un système d’idées politiques, marqué par le messianisme, empreint de mysticisme religieux et d’anticapitalisme conservateur, mais teinté de démocratisme et influencé par la sociologie et le radicalisme bourgeois hongrois de l’époque.

Les dirigeants du parti commencèrent d’abord des tractations, puis condamnèrent dans une résolution l’activité fractionnelle et finirent par créer un journal officiel du parti, également à Arad. C’était le Românul, qui parut dès le début de 1911, animé par un tribuniste dissident, Vasile Goldiş. Le nouveau journal poursuivait un seul but: détruire le Tribuns. La campagne de presse qui alla jusqu’aux attaques personnelles les plus grossières tourna à une chasse à l’hérétique que les journaux hongrois commentaient non sans joie maligne. Ce fut Bucarest qui finit par se charger de dénouer la crise. En mars 1912, C. Stere, l’homme de confiance des libéraux de Bucarest, se rendit à Arad et liquida le Tribuns avec de dures méthodes. La propriété du journal et son capital furent transférés au comité; le Tribuns fut absorbé par le Românul. Le mouvement tribuniste, qui avait duré 25 ans, toucha à sa fin. L’aile plus démocratique succomba, mais la liberté de manśuvre et de compromis du comité s’en trouva accrue.

La vie publique roumaine s’était animée en Transylvanie, en partie sous l’effet de ces luttes intérieures. A partir de 1910, nombre de meetings politiques furent organisés, et l’activité des associations connut une période de prospérité. Le 50e anniversaire de l’ASTRA donna l’occasion d’une manifestation politique panroumaine de grande envergure dans laquelle l’aviateur transylvain, Aurel Vlaicu, qui avait essayé de survoler les Carpates, joua un rôle symbolique.

La deuxième partie des négociations entre le gouvernement du Parti du Travail et les Roumains de Transylvanie fut en partie entamée à l’instigation {f-597.} de Bucarest. En janvier 1913, Mihali, Maniu et Branişte transmirent les revendications du parti roumain formulées en ii points, qui avaient été rédigées, sur les conseils de l’héritier du trône François-Ferdinand, de façon que l’accord éventuel «puisse à n’importe quel moment être déclaré nul et invalide, pour manquement de la part des Hongrois».*Lettre du 23 janvier 1913 d’Alexandru Vaida-Voevod. Kriegsarchiv, Vienne, Militärkanzlei Franz Ferdinand, Rumänische Akten, 303/9. Ils revendiquaient l’enseignement du roumain à tous les niveaux dans les écoles d’Etat et communales, l’usage du roumain comme langue administrative et juridique, la liberté de réunion et de presse et, finalement, la part proportionnelle des mandats électifs. La réponse de Tisza fut, sans doute sous l’effet de l’accroissement sensible des revendications, très réservée. Il promit seulement de remédier aux griefs ecclésiastiques et administratifs les plus immédiats et de faire des concessions économiques. En accord avec l’héritier du trône, les Roumains interrompirent les négociations.

La troisième série de négociations commença à l’automne de 1913, sur un fond de grande tension internationale, après la paix de Bucarest qui marqua la fin de la guerre des Balkans. Nommé entre-temps premier ministre, Tisza négocia de nouveau avec les trois délégués qui, profitant du soutien accru de la Roumanie renforcée et de l’héritier du trône impérial, renchérirent encore sur leurs revendications. Tisza fut plus conciliant lui aussi: il donna l’assurance pour l’usage écrit et oral de la langue maternelle dans l’administration et la juridiction de première instance; l’obligation des fonctionnaires de passer un examen de la langue de la région administrée et l’extension de l’enseignement de la langue roumaine. Il promit également un lycée d’Etat roumain, l’augmentation de la subvention de 7 millions de couronnes, affectée à des fins culturelles roumaines et, enfin, l’attribution de 30 circonscriptions à des députés roumains, ainsi que la «reconsidération» de la loi Apponyi. Mais les conditions de Tisza étaient lourdes. Il demandait que le parti roumain, renonçant à ses anciens griefs, acceptât sans réserves le statut existant de l’Etat et qu’il considérât l’accord comme une solution durable. Tisza destinait le pacte à être un règlement plus ou moins définitif de la question roumaine.

Le parti roumain se trouvait devant un grave dilemme. Il ne pouvait pas mettre en doute le sérieux des intentions de Tisza. Bucarest sollicitait l’accord, Vienne demandait elle aussi une sorte de pacte et la bourgeoisie roumaine aspirait également à établir de bons rapports avec le gouvernement. Le parti roumain aurait accepté l’offre de Tisza si celui-ci ne lui avait pas demandé de renoncer à la négation du dualisme, comme on disait, «la déclaration de renonciation». Les dirigeants du parti souhaitaient l’accord, mais ils n’osaient pas en assumer les conséquences. Ils auraient voulu rester opposants. Leur hésitation était nourrie par François-Ferdinand qui avait promis aux Roumains un rôle décisif sous son règne dont la venue semblait de plus en plus imminente. Cela explique en partie l’accroissement de leurs exigences qui culminèrent, en 1913, dans la revendication d’un poste de ministre roumain sans portefeuille et de deux postes de secrétaire d’Etat. Le premier ministre hongrois fit alors de nouvelles concessions. Voyant le dessous des cartes de l’héritier du trône, il abandonna, en bon tacticien, sa dernière prétention: il ne voulait plus faire accepter aux Roumains le statu quo comme définitif et ne tenait pas non plus à «la déclaration de renonciation». Par là, il déclina au préalable toute responsabilité de l’échec. Il ne resta au Belvedere qu’à révéler {f-598.} son vrai jeu. En décembre 1913, leur position était que «de compromis devra absolument se réaliser».*Note du 30 décembre 1913 de Carl von Bardolff à l’intention du prince héritier. Kriegsarchiv, Vienne, Militärkanzlei Franz Ferdinand, Rumänische Akten, non numéroté. Au mois de janvier de l’année suivante, l’héritier du trône affirma qu’il avait consenti aux négociations à contre-coeur, seulement sous l’effet de la situation internationale: «En effet, je suis contre le compromis parce qu’il risque de faire rentrer nos Roumains dans le camp des Hongrois antidynastiques, ce qui constituerait, à l’avenir, un grand péril pour moi.»*Brouillon de lettre de janvier 1914 de François-Ferdinand à Czernin. Kriegsarchiv, Vienne, Militärkanzlei F. F., Rumänische Akten, non numéroté. L’ordre fut donné qu’il ne fallait pas chercher le compromis à tout prix, ce qui vint à propos au comité national roumain toujours hésitant. Lors de la séance du 17 février 1914, la résolution fut prise que l’offre de Tisza «est impropre à vider le différend, même pour une courte période, entre la politique du gouvernement de l’Etat hongrois et les Roumains».*Cité dans Magyarország története (L’histoire de la Hongrie) 1890-1918. Sous la dir. de PÉTER HANÁK (Magyarország története tíz kötetben – L’histoire de la Hongrie en dix volumes) 7., Budapest, 1978, 853.

Si, jusqu’en 1913, les hommes politiques de Roumanie avaient poussé les Roumains de Transylvanie à se mettre d’accord avec le gouvernement hongrois, à ce moment-là seul le vieux roi Charles les y invita. Tisza prit conscience de l’échec. Il écrivait à Mihali: a Hélas, je n’ai guère l’espoir d’atteindre notre but, mais je constate avec plaisir que vous voyez vous aussi un progrès et un rapprochement considérables.»*Lettre de Tisza à Mihali, 12 février 1914. Cité par FERENC PÖLÖSKEI, Tisza István nemzetiségi politikája az elsõ világháború elõestéjén (La politique minoritaire d’István Tisza à la veille de la Première guerre mondiale), Sz, 1970, n° 1.

Au début de 1914, échoua la dernière tentative qui se proposait, conformément aux rapports de forces du régime dualiste, d’intégrer les Roumains, à la manière des Saxons, dans la vie politique de Hongrie.

Les négociations officielles hungaro-roumaines se poursuivaient à l’exclusion des hommes politiques hongrois de Transylvanie. En effet, le problème de la Transylvanie avait depuis longtemps dépassé les luttes pour la suprématie entre Hongrois et Roumains transylvains. L’attitude des Hongrois et leurs vues étaient avant tout caractérisées par l’angoisse, état d’âme qui s’aggrava en 1913 quand, à l’issue de la paix de Bucarest qui mettait un terme à la deuxième guerre des Balkans, la Roumanie devint une «puissance naissante» de l’Europe du Sud-Est. Les hommes politiques hongrois de Transylvanie savaient qu’il fallait régulariser la situation des Roumains, mais ils ne savaient pas comment y parvenir. Ils trouvèrent même excessives les concessions faites par Tisza, comme le montrent les discours d’István Bethlen et de Zoltán Désy, prononcés à l’occasion de la discussion parlementaire tenue sur ce sujet fin 1913-début 1914. Le premier voulait résoudre le problème par un refus catégorique et le second par une démocratisation générale.

Le camp des progressistes hongrois, le Parti Social-Démocrate et les radicaux bourgeois en particulier, étaient pleinement conscients du fait que les problèmes des minorités devaient être réglés d’urgence mais ils ne savaient pas en réalité que faire des négociations. Les socialistes les considéraient, conformément à la conception de l’époque, comme le combat du progrès et de la réaction. Ils croyaient voir se constituer un bloc conservateur englobant depuis Tisza jusqu’aux partis des nationalités. Les radicaux bourgeois étaient {f-599.} à peu près du même avis. Oszkár Jászi était le seul à examiner le problème comme conséquence caractéristique de l’évolution non linéaire.

Au début de 1914, nombre de gens espéraient que l’accord pourrait être conclu avec Tisza, ou plutôt sans Tisza, attaqué de toutes parts. Mais l’arrivée de la guerre mondiale créa une situation historique toute nouvelle.