2. La vie politique au temps du néo-absolutisme


Table des matières

La liquidation de l’autonomie saxonne

L’aménagement de l’absolutisme apporte toute une série de désenchantements à la bourgeoisie saxonne, alors que le manifeste impérial du 21 décembre 1848, intitulé «à notre fidèle peuple saxon de Transylvanie», ainsi que le message adressé à l’Universitas saxonne promettaient le renforcement de l’élément germanique. Mais Vienne n’ignorait pas qu’un pays saxon autonome, avec une minorité nationale privilégiée pouvait difficilement s’insérer dans un système moderne d’égalité des droits. L’amputation systématique de l’autonomie des Saxons commença dès 1849, mais Königsboden resta encore longtemps une île civile dans une province administrée par les militaires. Les Saxons furent peu touchés par la sévérité politique de l’état de siège et la nouvelle division administrative les favorisait de façon expresse, car le district de Szeben fut constitué de parties géographiquement disparates.

{f-505.} En décembre 1849, l’Universitas se réunit pour élaborer les principes d’un aménagement moderne fondé sur l’autonomie, et la dépendance directe de la Couronne. Elle se heurta à un problème fort épineux: les Roumains étaient majoritaires dans le Königsboden et avec la constitution du district de Szeben, on y annexait de nouveaux territoires purement roumains auxquels les Saxons auraient renoncé de bon gré.

Au début de 1850, ils firent connaître, dans cinq grands mémorandums, leurs conceptions concernant la nouvelle administration et la nouvelle autonomie de la Terre saxonne, mais les chances d’une «Markgrafschaft Sachsen» diminuait de jour en jour. Le projet d’une province saxonne de la Couronne était considéré par le gouverneur de Transylvanie comme une tentative de dislocation de l’Etat unitaire et il le rejeta en accord avec le gouvernement central.

Après la proclamation de l’absolutisme, en décembre 1851, le comes Franz Salmen, grand avocat des privilèges saxons, fut congédié, puis le droit de juridiction de l’Universitas fut supprimé et, à l’automne de 1852, l’Empereur promulgua le décret sur le remplacement des organismes saxons par des offices publics. Les anciens sièges furent réorganisés en circonscriptions et souscirconscriptions; les villes de Beszterce et de Szászváros furent rattachées à des districts étrangers, tandis que la ville roumaine de Fogaras le fut au district de Szeben. «Sans jugement, on nous» abattu, sans croix et sans cierges on nous a ensevelis. C’est là la récompense de tout ce que nous avons fait et de tout ce que nous avons souffert durant les années de péril», écrivait Josef Bedeus, au début de 1853, dans son agenda, exprimant par là ses sentiments de citoyen et fonctionnaire saxon.*Cité par EUGEN FRIEDENFELS, Joseph Bedeus von Scharberg. Beiträge zur Zeitgeschichte Siebenbürgens im 19. Jahrhundert II, Wien, 1877, 251.

«Même si les Saxons sont mécontents de l’invasion de fonctionnaires étrangers, de la suspension de leur système corporatif et de leur régime communal républicain, sans oublier le Concordat», peut-on lire dans un rapport confidentiel de 1856, «c’est à leurs yeux un moindre mal comparé à la destruction de leur nationalité qui ne manquerait pas de se produire si le pays cessait d’être province autrichienne».*IRMGARD MARTIUS, Grossösterreich und die Siebenbürger Sachsen 1848-1859, München, 1957, 71. L’absolutisme avait donc atteint son but: malgré la liquidation de l’autonomie, il conservait la fidélité des Saxons soucieux de l’avenir de leur nation.

Le refoulement des aspirations nationales roumaines

Les dirigeants de la vie politique roumaine de Transylvanie pouvaient, à la fin de l’été 1849, avoir le sentiment que l’avenir de leur nation était garanti. S’ils se mettaient dans le camp des sauveurs de l’Empire, c’était qu’ils espéraient la mise en place d’une unité administrative particulière de tous les Roumains de l’Empire autrichien et cela à titre de récompense ou encore comme conséquence de la nécessité historique qui découlait de la formation des nations bourgeoises. Une personnalité dirigeante de l’Eglise roumaine (orthodoxe), un «chef de la nation», une représentation directe à Vienne, une assemblée {f-506.} nationale roumaine annuelle, telles auraient été les garanties du développement national.

Mais l’introduction du gouvernement militaire compliqua, d’emblée, la situation des dirigeants roumains. La presse saxonne les accusait, les suspectait d’avoir des intentions révolutionnaires. Au moment de la liquidation de leurs formations insurrectionnelles, le préfet Axente fut appréhendé, à la fin de 1849 et, plus tard, on tenta même d’emprisonner Avram Iancu, le «roi des montagnes». Même dans le comportement de l’évêque Şaguna, d’une inflexible fidélité, le gouverneur trouva des éléments suspects. La conception pratique et conservatrice du gouvernement considérait qu’en raison du «faible niveau de développement intellectuel et politique des Roumains, ainsi qu’à cause du petit nombre de forces dirigeantes qualifiées, les conditions d’un gouvernement ou d’une administration propre n’étaient pas réunies».*Les paroles d’Alexander Bach sont citées in: KEITH HITCHINS, Studien zur modernen Geschichte Transsilvaniens, Klausenburg, 1971, 18. Bien que le nouveau système fût disposé à employer la quasi totalité de l’intelligentsia roumaine, le nombre de fonctionnaires roumains, selon les données de Bariţ, n’atteignait pas, en 1860, les deux cents.

Dans un premier temps, les politiciens roumains dirigés par l’évêque Şaguna submergèrent littéralement Vienne de requêtes, et firent même entendre, lors de petites réunions publiques, leur mécontentement, avant de lancer des mouvements de protestations avec pétitions. La grogne modérée des Roumains n’était pas suffisante pour que la Cour prêtât sérieusement attention à leurs sollicitations. Quand, en hiver 1850-51, Iancu menait des pourparlers à la Cour de Vienne sur les affaires roumaines, au lieu de promesses valables, on l’humilia en lui proposant une décoration outrageusement insignifiante. Convoqué même à la police, l’homme politique offensé fit mettre dans le procès-verbal de façon ostensible que «les souhaits légitimes de la nation roumaine doivent être avant tout satisfaits». En guise de réponse, les autorités l’expulsèrent avec Bărnuţiu de la capitale impériale. Pendant un certain temps, l’unique journal roumain, la Gazeta de Transilvania de Bariţ fut interdit.

La raideur de Vienne amena les dirigeants roumains à progressivement modérer leurs exigences. Les revendications politiques et nationales furent reléguées à l’arrière-plan et les objectifs religieux et culturels prirent leur place. En 1853, le pape Pie IX fit de l’évêché uniate de Balázsfalva un archevêché, le rendant ainsi indépendant d’Esztergom, et lui subordonna les évêchés uniates de Nagyvárad ainsi que ceux, fondés antérieurement, de Lugos et de Szamosújvár, créant ainsi une Eglise nationale autonome des Roumains uniates de Hongrie et de Transylvanie. Parallèlement à cela, l’Eglise roumaine orthodoxe, qui comptait un nombre pareil de fidèles, restait subordonnée à l’archevêque serbe de Karlowitz. Et Bach a voulu même éloigner de Transylvanie leur évêque Andrei Şaguna, le fidèle serviteur de la dynastie, nommé baron.

La visite du souverain en Transylvanie, en 1852, amena elle aussi des désillusions. Les paysans roumains des Monts métalliques, après leurs luttes de 1848/1849, étaient convaincus que leur litige avec le Trésor, qui durait depuis un siècle, serait résolu à leur avantage, que les forêts domaniales, d’importance vitale, seraient leurs de la même manière que le souverain avait laissé, en récompense, la possession de ses forêts aux soldats des deux régiments frontaliers roumains dissous (ce qui n’avait pas été le cas pour les {f-507.} Sicules). François-Joseph qui parcourut le pittoresque paysage des montagnes ne se prononça pas sur la satisfaction des exigences des paysans.

Le nouveau système fut marqué par la déception des dirigeants roumains. Même les fonctionnaires étaient abattus, «ils supportaient avec une sorte d’indifférence stoïque le poids de l’absolutisme dans lequel ils avaient trouvé une certaine égalité de droits, tout au moins sous une forme négative».*IOAN PUŞCARIU, Notiţe despre întîmplările contemporane (Notes sur les événements contemporains), Sibiu, 1913, 45-46.

La résistance hongroise

L’instauration de l’absolutisme portait le plus grand coup à la communauté hongroise de Transylvanie. Beaucoup émigrèrent ou furent réduits au silence. La mort contribua à éclaircir les rangs des réformateurs libéraux qui n’avaitent jamais été bien organisés. En 1849 disparut Dénes Kemény, au printemps de 1850 mourut Wesselényi, l’un des piliers de l’opposition réformiste «des deux patries sueurs», en 1851 János Bethlen, le libéral tacticien, en 1853 Károly Szász, le politicien savant. Le camp libéral transylvain perdit beaucoup de sa physionomie autonome et, par manque de personnalité de premier plan, il se modela, par la suite, sur le comportement politique des libéraux de Hongrie.

Ce fut l’aile droite de l’aristocratie qui, seule, disposa d’une légère marge de manśuvre politique. Parmi ces aristocrates transylvains, l’influence du baron Sámuel Jósika fut au début la plus importante. Puis le refus officiel opposé à ses tentatives, que la presse viennoise, non sans raison, qualifia de réactionnaires, poussa lentement l’aristocratie conservatrice vers la passivité.

A cette époque, et déjà de façon générale, la résistance passive de Ferenc Deák servait d’exemple pour toute la Hongrie et guidait le comportement de la noblesse libérale possédant des propriétés foncières moyennes. Une partie importante de celle-ci ne fut pas seulement exclue du pouvoir, mais elle s’y déroba d’elle-même, voire, dans la mesure du possible, bcycotta les mesures des autorités, excluant, la plupart du temps, les fonctionnaires de son milieu. Cette position de la noblesse et de l’intelligentsia influençait la conduite des paysans et des bourgeois. Le témoignage des nombreux procès de lèse-majesté de l’époque apporte la preuve que ces catégories soulignaient leurs traditions «quarante-huitardes» sous une forme plus simple et souvent plus radicale.

Les Hongrois espérèrent longtemps un nouveau rebondissement de la lutte pour la liberté, et dans l’attente, ils rêvaient à l’apparition de Kossuth à la tête d’armées de libération, tandis que même une partie des Roumains mettait sa foi dans le retour de Bem.

Les émigrés hongrois, roumains et polonais étaient, dès 1850, convaincus qu’une insurrection armée éclaterait rapidement en Transylvanie.

Dans le courant de l’été 1851, l’ex-colonel József Makk lança un mouvement. Les comploteurs pensaient qu’au moment de la révolution paneuropéenne, attendue pour 1852 («l’explosion européenne»), les Sicules, munis d’armes envoyées via la Moldavie, se soulèveraient, puis ce serait le tour des Roumains qui, avec la prise de Nagyszeben et de Gyulafehérvár, deviendraient les maîtres de la Transylvanie et, de là, l’offensive s’étendrait vers les parties centrales de la Hongrie. Bien entendu, les autorités eurent vent des {f-508.} préparatifs. A la fin de 1851, elles perquisitionnèrent les quartiers secrets de Makk, à Bucarest, et des documents tombèrent aux mains des Autrichiens. En janvier 1852, les incarcérations commencèrent en Transylvanie. Le détachement de guerilla constituée pour libérer les prisonniers fut liquidée. Après une longue enquête, sept personnes furent exécutées et des douzaines de personnes, dont des femmes, furent frappées de lourdes peines de prison.

Avec la liquidation de la conjuration des Sicules, le plus grand mouvement clandestin de résistance contre l’Empire habsbourgeois essuya une défaite. Le combat contre l’absolutisme ne fut désormais possible qu’au niveau de la politique. La direction de la résistance glissa des mains des éléments démocrates-plébéiens, qui avaient joué un rôle central dans l’organisation secrète, aux mains des propriétaires fonciers libéraux. Ce camp, faisant appel aux traditions anciennes, utilisa les associations économiques et culturelles et, indirectement, toute la vie de société comme cadre d’organisation politique.

Au-delà du Mont Bihar, ce fut le comte Imre Mikó, considéré comme le «Széchenyi de la Transylvanie», qui prit la tête de ces efforts. Aristocrate modérément libéral, il était, après la mort des grands libéraux, quasiment le seul, parmi les personnes en vue, à pouvoir assumer cette tâche. Les largesses des aristocrates gagnés par Mikó et, à leur suite, celles des bourgeois sauvèrent le Théâtre National de Kolozsvár, qui luttait contre la faillite. Ils fondèrent, en 1855, la Société du Musée Transylvain qui devint plus tard un véritable centre culturel. La Société Economique Transylvaine fit le point sur l’état de l’industrie et de l’agriculture en recourant à des voyages d’études, à des expositions; par la diffusion des nouvelles connaissances professionnelles, elle tenta de susciter un essor de l’économie. Tout ceci suppléa à une vie politique réelle.

Tirant l’enseignement de 1848, les émigrés reconnurent qu’ils ne pouvaient conquérir l’indépendance de la Hongrie sans le soutien des Roumains et des Serbes. A cela, les libéraux roumains de Valachie, qui avaient émigré devant l’échec de la révolution valaque et l’occupation turco-russe, se proposèrent comme les meilleurs partenaires. Les antagonismes nationaux étaient, bien entendu, difficiles à reléguer à l’arrière-plan mais, afin d’obtenir le soutien des puissances occidentales, les deux parties mirent l’accent sur le compromis.

En 1850, des pourparlers débutèrent à Paris, à l’initiative des Polonais, sur la constitution d’une fédération hungaro-roumano-serbe. Nicolae Bălcescu esquissa un projet de Fédération des Etats Danubiens avec un gouvernement tripartite et alternance de siège, sans compétence dans les affaires intérieures des trois pays fédérés. L’opinion des Hongrois était divisée; Bertalan Szemere et László Teleki, qui étaient les promoteurs de l’idée, furent finalement mis en minorité. En effet, les Roumains exigeaient pour eux une autonomie territoriale, tandis que les Hongrois se réclamaient du droit historique et se refusèrent à aller au-delà de la loi sur les nationalités établie à Szeged en 1849. Seul le comte Teleki alla jusqu’à reconnaître que la transformation des nationalités en nations demandait des concessions territoriales de la part des Hongrois. Mais il quitta rapidement Paris, tandis que Bălcescu, atteint d’une maladie mortelle, reprit ses recherches en histoire. L’activité des autres émigrés se réduisit aux querelles journalistiques ressassant les anciens points de vues.

Kossuth, qui vivait en Turquie, s’opposa au projet de Bălcescu car il y voyait plutôt le moyen de détacher la Transylvanie. A l’instigation de la Comission Centrale Démocratique d’Europe, fondée à Londres par Mazzini, il élabora, en 1851, un projet de constitution qui proposait une double structure, étant donné la variété ethnique du pays. Il tenta de concilier la prépondérance {f-509.} politique des Hongrois, apportée par le développement historique, avec les efforts d’autonomie des minorités et ce dans le cadre d’un pays démocratique fondé sur le suffrage universel à tous les niveaux. Outre des comitats démocratisés, autonomes, les différentes organisations des nationalités respectives auraient constitué les garanties de l’égalité des droits ainsi que les fondements d’une vie culturelle, religieuse et nationale. Peut-être l’opinion hongroise aurait-elle accepté le projet mais l’émigration roumaine ne le considérait pas comme satisfaisant car il n’y était fait mention d’aucune forme de séparation de la Transylvanie de la Hongrie.

En dépit des différends, les deux parties se montraient disposées à poursuivre la collaboration: la politique mondiale leur donna l’occasion de l’expérimenter à nouveau.

Nouvelle réglementation de l’émancipation des serfs et indemnisation des seigneurs

Au point de vue du maintien de l’ordre intérieur, une tâche politique capitale s’imposait: achever l’émancipation des serfs. En abolissant, en 1848, l’unité organique des propriétés nobles et des propriétés paysannes et l’interdépendance des serfs et des seigneurs, le rachat des biens féodaux apporta un tournant historique dans le système de production, tout comme dans les rapports de propriété. Une grande majorité de la paysannerie, 70 à 80%, commença une vie de propriétaire indépendant, comme paysan aisé ou petit paysan. Après la révolution, serfs et seigneurs se retrouvèrent désormais face à face tous «citoyens libres», cherchant à régler le problème du partage des propriétés féodales.

L’article IV de la loi de 1848 (de Transylvanie) laissait aux mains des paysans la terre qu’ils travaillaient effectivement, qu’ils cultivaient à quelque titre que ce fût, et renvoyait à une procédure ultérieure d’établir ce qui, en tant qu’ancienne tenure serait propriété individuelle du paysan et ce que l’exseigneur pourrait réclamer en vertu d’un droit quelconque. Il revint comme héritage au nouvel Etat des Habsbourg de mettre au point les détails de l’émancipation des serfs.

Jusqu’en 1848, la forêt qui couvrait la moitié de la Transylvanie était exploitée en commun par les seigneurs et les serfs quoique, depuis 1791, les seigneurs en fussent, pour la forme, les propriétaires exclusifs. Maintenant, les ex-seigneurs tentaient d’évincer les paysans de l’utilisation de la forêt en mettant l’accent sur leur droit, mais c’était en réalité essentiellement pour permettre à nouveau l’affouage aux paysans, «interdits de forêt», contre une somme d’argent ou en échange de travaux. Il leur était un peu plus facile de s’entendre sur l’utilisation des pâturages, puisque le maintien du cheptel paysan qui assurait le trait pour les labours de ses terres était d’un intérêt vital pour le seigneur.

On tenta de contraindre les paysans, plus d’une fois en recourant aux forces armées, à diverses redevances pour l’utilisation des terres contestées. Dans cette situation embrouillée où l’on essaya de nouveau d’exiger le paiement de différentes dîmes, la paysannerie craignait que les «maîtres» ne veuillent rétablir le servage. L’inquiétude des paysans se manifesta à travers toute la Transylvanie. Dans cette période de mi-servage, mi-liberté, les relations entre paysans et seigneurs étaient particulièrement tendues. Selon l’écrivain Pál Gyulai, en 1851 «le peuple passait son temps à occuper les terres et les {f-510.} seigneurs étaient contraints d’intenter des procès aux paysans. Le peuple ruminait sa vengeance pour l’avenir, les seigneurs vivaient dans la crainte.»*PÁL GYULAI, Erdélyi útibenyomások (Impressions de voyage en Transylvanie), Budapest, 1921, 42.

Dans le cours de l’été 1854, une patente impériale réglementa l’exécution juridique de l’émancipation des serfs. Se référant au principe fondamental des lois de 1848, elle assurait, pour les censiers, le rachat par l’Etat, tandis que pour les serfs non censiers, terres allodiales ou du fonds sicule, elle permettait le rachat par leurs propres moyens. Ainsi, la patente persistait dans la différenciation entre les serfs censiers et non censiers, ce qui, en dernier ressort, n’était pas logique, et cela avec l’intention manifeste de lier, pour les temps à venir, une partie de la paysannerie affranchie (soit un tiers des inféodés), par des moyens juridiques aux terres seigneuriales.

Le gouvernement mit le vaste et complexe travail de la nouvelle réglementation des relations foncières entre les mains d’employés administratifs: il fut confié aux tribunaux dits «censiers» qui, en 1858, commencèrent à fonctionner en Transylvanie. Ceux-ci se prononçaient dans toute affaire sur laquelle les deux parties n’avaient pu se mettre d’accord. En Terre sicule, un cinquième des contentieux, et beaucoup plus sur le territoire des anciens comitats, se réglaient à l’amiable. Les cas les plus litigieux traînaient des dizaines d’années: ils étaient bien nombreux.

Les relations foncières complexes de Transylvanie et le manque de réglementations avant 48 ne permettent pas de donner une image exacte des conséquences numériques de l’émancipation des serfs en 1848-54. Il semble qu’en Transylvanie et dans le Partium, 78% des paysans assujettis furent affranchis (175 543 fermes, soit environ 974 846 personnes) avec indemnisation de l’Etat et que la propriété civile de ceux-ci fut de 1 616 547 arpents cadastraux de terres labourables et de prairies, qui constituaient la partie prépondérante des terres de la province. 80% allèrent aux mains de paysans roumains, et ce fut ainsi que naquit la propriété nationale roumaine qui ouvrit de nouvelles perspectives au développement de cette nation. Par contre, en Terre sicule, la situation des anciens paysans censiers devint particulièrement défavorable: ici bien plus qu’ailleurs, les agriculteurs furent contraints d’accepter le rachat par eux-mêmes, ou bien le sort d’ouvriers agricoles. Par contre, dans les anciens comitats, les trois quarts de la paysannerie furent affranchis avec le soutien de l’Etat.

Dans leur promesse solennelle, en 1848, les lois sur l’émancipation des serfs garantissaient pour les redevances, et non pas pour la terre, le dédommagement des ex-seigneurs. Ces derniers perdirent, entre autres, aux termes de la loi, 8,7 millions de journées de corvées effectuées à la main, 5 millions effectuées avec deux animaux de trait et 2,5 millions effectuées avec quatre animaux de trait. Ce point de vue exprimé à l’époque semble donc vrai: «En Transylvanie, le patrimoine du seigneur repose sur la multitude des corvées.»*Kolozsvári Magyar Futár, 17 juillet 1856.

La somme globale qui pouvait indemniser une fois pour toute la classe des propriétaires terriens, est évaluée à environ 70 millions de florins. Cependant, les propriétés seigneuriales qui perdirent les anciennes corvées, se mirent à végéter et les propriétaires à lutter contre la pénurie de capitaux et de maind’śuvre. Une situation singulière se constitua: les seigneurs, un peu partout, attendaient de la guerre de libération nationale une indemnisation plus équitable, {f-511.} de même que les paysans hongrois attendaient, également de Kossuth, des conditions de libération plus favorables …

La discrimination qui visait l’affaiblissement des propriétaires moyens hongrois, considérés comme une classe rebelle, disparut après 1856. Les avances sur indemnités, allouées par petites fractions depuis 1851, étaient pratiquement émises en obligations dont les cours en bourse restaient bien en-dessous de leurs valeurs nominales d’émission. Une partie importante des indemnisations permit de rembourser les dettes contractées après 1848. Selon le meilleur spécialiste autrichien de l’époque, près de la moitié des sommes allouées par voie judiciaire ont dû être payées, jusqu’au printemps 1851, non pas aux propriétaires mais à leurs créanciers.

Les ex-seigneurs n’étaient pas dédommagés de toutes leurs pertes, puisqu’en réalité, il n’était pas possible d’évaluer ce dont ils avaient jusqu’alors bénéficié à titre de corvée. En raison des conditions peu développées et des changements soudains, les moyennes et grandes propriétés seigneuriales tombèrent, pour un temps, en décadence, et atteignirent parfois un niveau plus rudimentaire que celui du paysan.

Les incidences de la guerre de Crimée

En 1853, dans le voisinage immédiat de l’Empire, une situation de guerre se produisit lorsque le Tsar Nicolas Ier décida de briser le pouvoir européen de la Turquie et envahit les Principautés roumaines placées sous la suzeraineté du Sultan. La Monarchie choisit d’abord la neutralité mais s’allia finalement avec la Prusse, la France et l’Angleterre, puis avec la Turquie, contraignant ainsi la Russie à retirer ses troupes des Moldavie et de Valachie.

Dans les Principautés roumaines, la proximité de l’Empire turc, la sympathie de leur société pour les Hongrois, l’attitude indécise de leur gouvernement offraient la possibilité, pour l’émigration hongroise, de se pourvoir en bases de transports et de ravitaillement.

Avec cet amoncellement de tempêtes qu’apporta la guerre de Crimée, le grand conflit européen tant attendu était à portée de la main, ce conflit à l’issue duquel les peuples opprimés de la Monarchie, aux côtés des puissances occidentales, arracheraient leur liberté par les armes. Dès 1853, des travaux secrets d’organisation commencèrent en Transylvanie: en automne, Kossuth et Dumitru Brătianu se mirent d’accord pour appeler les peuples hongrois et roumain de la Monarchie à une action commune. Après la victoire, les habitants de la Transylvanie décideraient de vivre soit dans une Principauté séparée soit réunis à la Hongrie. De ces projets, aucun ne se réalisa parce que les puissances occidentales, entrées en guerre aux côtés des Turcs et s’étant concentrées sur la Crimée, renoncèrent à attaquer la Russie le long du Danube; en août 1854, les troupes autrichiennes envahirent les Principautés, coupant ainsi la voie aux préparatifs ultérieurs.

L’occupation des Principautés roumaines s’accompagna d’importantes dépenses. Le gouvernement sollicita (et en partie força) la population à souscrire à un «emprunt national» de 500 millions dont 13,6 millions furent prélevés en Transylvanie et plus particulièrement payés par les seigneurs, qui avaient obtenu des obligations d’indemnité, et par les riches villes et bourgeois saxons.

La perdante de la guerre de Crimée ne fut pas seulement la Russie, ce fut aussi l’Autriche. L’amitié séculaire entre la Russie et l’Autriche était anéantie. Le traité de paix de Paris, signé en 1856, retirait à l’Autriche le maintien du {f-512.} contrôle armé sur les Principautés roumaines et, à l’Ouest, se dessinèrent les contours d’une alliance franco-piémontaise contre l’Autriche.

Le processus de déclin de l’absolutisme était en marche. Le souverain accorda, en 1857, l’amnistie à un grand nombre de prisonniers politiques et, en 1858, de nombreux émigrés rentrèrent au pays.

L’atmosphère d’une politique d’apaisement favorisa la vie culturelle, l’organisation de l’économie. A partir de l’automne de 1857, les relations avec la Hongrie purent se manifester plus librement, les libéraux de Pest et de Kolozsvár affichaient pratiquement ouvertement leur plate-forme commune de solidarité.