3. L’ébranlement de l’absolutisme


Table des matières

La guerre italienne et les actions de l’émigration hongroise

Durant la guerre de Crimée, le Piémont, promu puissance européenne et soutenu par Napoléon III dans ses efforts d’unification de l’Italie, s’apprêtait à la guerre d’expulsion des Habsbourg d’Italie. Pour l’histoire de l’émigration hongroise, une nouvelle période commençait. Cavour devint le principal appui des partisans de Kossuth et l’émigration tenta de devenir un allié à part entière des puissances contre l’Autriche. Au début de 1859, Alexandra Ion Cuza fut élu souverain commun des deux Principautés roumaines et, dans un premier temps, il pratiquait une politique anti-autrichienne tout en montrant de la bienveillance à l’égard des émigrés hongrois.

Lorsqu’en 1859, se profila la coalition contre l’Autriche, on procéda aux préparatifs destinés à mettre sur pied une légion hongroise en terre italienne et à constituer un deuxième front en Hongrie. Sur l’exhortation de Napoléon III, l’ex-général hongrois György Klapka, afin de gagner l’alliance du nouveau prince, rendit visite à Cuza. L’émigration hongroise et le prince roumain conclurent un accord militaire qu’ils complétèrent d’une convention politique. Cuza donna son accord à la constitution d’arsenaux hongrois en Moldavie. En échange, Klapka promettait, au nom de la Hongrie, d’aider Cuza à obtenir la Bukovine, d’organiser les soldats roumains transylvains en unités particulières, de respecter les droits individuels et, dans le domaine de la religion et de l’éducation, les droits collectifs des nationalités, enfin d’assurer l’autonomie municipale des communes et des comitats. En tant qu’objectif plus lointain, on envisageait une confédération de la Hongrie, de la Serbie, de la Moldavie et de la Valachie, mais le point supplémentaire le plus important concernait la future appartenance de la Transylvanie: elle recevrait l’autonomie si une future assemblée nationale s’élevait contre l’union proclamée en 1848. C’était là le maximum que l’émigration hongroise pouvait concéder en la matière.

Mais l’accord ne put se réaliser que partiellement. Cependant, en juin 1859, pendant la campagne d’Italie, l’Autriche essuya une défaite si rapide que nul n’eut le temps de mettre en branle un soulèvement en Hongrie. Il ne restait au gouvernement des émigrés qu’à mettre un terme aux livraisons d’armes. Les forces de l’opposition de l’Empire considéraient cette défaite militaire comme la fin de l’absolutisme, comme l’aube de changements politiques. (Le «refus de l’impôt», passant pour une forme de résistance politique, prit une ampleur telle qu’on dut sanctionner la moitié des foyers de Transylvanie.) Le {f-513.} souverain songea à des concessions et congédia les ministres de l’Intérieur et de la Police Bach et Kempen qui incarnaient trop obtensiblement l’absolutisme.

Les vagues du mouvement de résistance de Pest atteignirent la Transylvanie. Après l’hommage rendu par l’Académie à l’homme de lettres et rénovateur de la langue hongroise, Ferenc Kazinczy, des soirées commémoratives analogues furent organisées dans les villes de Transylvanie où les allocutions solennelles soulignèrent l’étroite connexion entre politique et littérature. Il est devenu une mode à contenu politique de faire des souscriptions à des fins culturelles, et d’étudier la littérature ou le droit public hongrois. Fin novembre, une délégation de l’Académie conduite par József Eötvös se rendit à Kolozsvár, à la session solennelle constitutive de la Société du Musée Transylvain. Elle fut accueillie par une ville tout en lumières d’apparat, par une retraite aux flambeaux, par des inscriptions dans le genre «que Dieu bénisse les deux patries sueurs». Au banquet donné à l’issue de la session, des discours aux accents oppositionnels furent tenus tandis qu’un pasteur luthérien saxon, exprimant le point de vue des Saxons de Brassó, dit sa joie devant la bonne entente qui s’établissait entre «les peuples de la Patrie».

Les habitants roumains du Sud de la Transylvanie avaient été enthousiasmés, dès le début de l’année, par l’union de la Moldavie et de la Valachie et considéraient avec sympathie les Italiens et Garibaldi. A la fin de l’année, les services de sécurité évoquèrent le spectre d’une coopération armée roumanohongroise. Le commandant de gendarmerie rapporta que Avram Iancu, maintenu sous une surveillance constante, malade depuis des années, avait déclaré, à Topànfalva, qu’il ne tarderait pas à redevenir le commandant militaire: «la Terre des Sicules vit encore et l’on pourra reconquérir toute l’Europe avec les Sicules».*M. POPESCU, Documente inedite privitoare la istoria Transilvaniei intre 1848-1859 (Documents inédits concernant l’histoire de la Transylvanie entre 1848-1859), Bucureşti, 1929, 306. Pendant ce temps, l’émigration hongroise, et plus particulièrement les émissaires de László Teleki, parcouraient la Transylvanie pour s’informer sur l’attitude à attendre de la population roumaine.

Certaines manifestations du mouvement national hongrois étaient suivies avec sympathie par les Roumains et les Saxons. Beaucoup d’entre eux participaient aux célébrations de la mémoire de Kazinczy ainsi qu’aux requiems pour le comte István Széchenyi, décédé en 1860, événements qui faisaient se déplacer toute la province. Les propriétaires libéraux hongrois apparaissaient ostensiblement aux manifestations saxonnes et roumaines, et cela afin de favoriser expressément l’entente. Une vague de fraternisation déferla sur le pays. Mais la majeure partie de l’accord, en raison des grandes divergences de vues sur l’avenir, se limitait à la condamnation commune de l’absolutisme. La lourde tâche de préparer le terrain à un ralliement véritable incombait de nouveau à l’émigration.

En 1860, alors que le Piémont, afin de réaliser l’unité italienne, se préparait à une nouvelle guerre contre l’Empire des Habsbourg, les émigrés hongrois nouèrent un accord avec Cuza. En échange de leur promesse de soutenir l’indépendance de la Roumaine et d’appliquer les droits des nationalités, ils demandèrent à Cuza d’aider le mouvement de libération hongrois et d’essayer, par son influence, d’empêcher que les Roumains de Transylvanie puissent être retournés contre les efforts nationaux hongrois. Mais les nouveaux envois hongrois d’armes en Roumanie furent ébruités et, sous la pression des grandes {f-514.} puissances, ils furent réexpédiés en Italie. En décembre, Klapka, lors de sa visite à Cuza, voyait l’affaire comme perdue, et Kossuth partageait ce sentiment. Cependant, le 8 janvier 1861, un nouvel accord vit le jour: l’essentiel de l’accord de 1859 était reconduit à cette différence près qu’on soulignait davantage le caractère secret des préparatifs et l’idée d’une aide militaire hongroise à fournir ultérieurement au prince roumain.

Cette fois-ci, l’accord demeura lettre morte. La position de Cuza se consolida progressivement, il devint plus circonspect, voulant éviter d’avoir maille à partir avec l’Autriche. En Moldavie, le gouvernement de Mihai Kogălniceanu, favorable aux Hongrois, fut renvoyé, en partie à cause de sa sympathie pour l’émigration Kossuth. Mais la raison déterminante fut que, sans le soutien de Napoléon III, le Piémont se sentait trop faible et Cuza totalement impuissant. Or, l’aide de la France n’étant pas assurée, la guerre n’eut pas lieu.

Les tentatives de coopération se poursuivirent encore pendant quelques années dans la mesure où les hommes politiques hongrois de Hongrie et de l’émigration continuaient à envisager, parmi les possibilités, la désagrégation de l’Empire des Habsbourg. Cependant, du côté roumain, l’exigence d’une Transylvanie séparée de la Hongrie se faisait de plus en plus forte.

Une tentative fédéraliste conservatrice: le Diplôme d’Octobre

Sur l’initiative de l’aristocratie conservatrice, François-Joseph promulgua, le 20 octobre 1860, comme «loi fondamentale de l’Etat irrévocable et permanente», le «Diplôme d’Octobre» qui, par une faveur du souverain, «restaurait» les gouvernements intérieurs autonomes des divers pays historiques. Les chancelleries auliques hongroise et transylvaine furent rétablies. Le chef de la première devint officiellement membre du gouvernement central réorganisé («le ministère d’Etat»). Un autre décret confia à la délibération «d’hommes brillants appartenant à diverses confessions, nationalités et ordres, les préparatifs d’une diète provinciale à convoquer pour renouveler la constitution transylvaine».*Okmánytár Erdély legújabb jogtörténetéhez (Recueil de documents pour l’histoire juridique récente de la Transylvanie) 1848-1856. Réunis par JÓZSEF SÁNDOR, Kolozsvár 1865, 116.

Le Diplôme d’Octobre ne fut pas accueillie avec l’enthousiasme qu’espéraient ses inspirateurs. La bourgeoisie autrichienne y vit un coup porté par les grands propriétaires fédéralistes à la centralisation. Les libéraux hongrois refusèrent au souverain le droit de prendre seul des décisions à caractère national et ne reconnurent en aucune manière ni l’autorité d’un organe gouvernemental central (c’est-à-dire extérieur) ni l’autorité formelle d’un quelconque parlement impérial de Vienne. Ils tenaient au rétablissement en Hongrie du système hongrois adéquat, instauré en 1848, ministériel et parlementaire. En Transylvanie, les libéraux hongrois tenaient pour particulièrement révoltant que le Diplôme déclarait nulle l’union de 1848. «Sans l’union, il faut considérer les Hongrois de Transylvanie comme perdus à jamais, ce dont était, chez nous, convaincu le dernier paysan hongrois» fit-on savoir à Pest.*Cité par GYÖRGY SZABAD, Forradalom és kiegyezés válaszútján (A la croisée de la révolution et du Compromis) 1860-1861. Budapest, 1967, 389.

Les intellectuels saxons et roumains accueuillirent le Diplôme d’une autre manière. L’optimiste Bariţ commente avec enthousiasme, dans son journal {f-515.} «Aujourd’hui, le souverain a enregistré la nation roumaine de Transylvanie en tant qu’adulte parmi les autres peuples», l’autonomie de la Transylvanie est à jamais assurée, «on a mis notre sort entre nos mains».*VASILE NETEA, Lupta românilor din Transilvania pentru libertatea naţională (1848-1881) (La lutte des Roumains de Transylvanie pour la liberté nationale), Bucureşti, 1974, 158-159. Dans le courant de novembre, les intellectuels roumains tinrent des conférences au cours desquelles ils affirmèrent, avec une détermination plus ou moins grande, leur objectif de réaliser le programme national de 1848. Le synode orthodoxe de Szeben formula le souhait d’un parlement transylvain ayant un nombre égal de députés des nations respectives ainsi qu’une égalité de droit des trois langues. Mais, à certaines réunions, on exprimait déjà la volonté de créer une province roumaine, à l’intérieur de l’Empire.

Les Saxons exigeaient le rétablissement des anciennes institutions et des anciens droits saxons et que la future assemblée nationale transylvaine fonctionnât sur les bases d’avant 1848. Ils remettaient à plus tard les décisions concernant l’union, qui n’était pas particulièrement désirée par la plupart d’entre eux, ainsi que la modernisation de la loi électorale.

Le 9 décembre, le souverain chargea le baron Ferenc Kemény, président conservateur modéré de la dernière assemblée transylvaine (1848), de prendre provisoirement la direction de la chancellerie. On fit du comte Imre Mikó le président du Gubernium, organe gouvernemental local, réinstallé à Kolozsvár.

Kemény et Mikó, tant à la chancellerie aulique qu’au gubernium, établirent des «référatures» roumaines à la tête desquelles ils placèrent (essentiellement d’après des critères nationaux) des conseillers roumains d’esprit indépendant.

Pour le 11 février 1861, on convoqua, à Gyulafehérvár, la première conférence des nationalités dont la tâche consistait en la préparation de la future diète transylvaine et l’élaboration d’un projet électoral. Dans le choix des personnes à inviter, prévalait un esprit traditionnaliste: 8 Hongrois, 8 «Sicules», 8 citadins (hongrois), 8 Saxons et 8 Roumains, tous des notables. La prépondérance hongroise exaspérait d’avance l’aile opposée à l’union que formait la majorité des hommes politiques des nationalités. Deux prélats roumains obtinrent de Schmerling, le nouveau ministre d’Etat, l’autorisation de convoquer une conférence nationale plus réduite où, dans une résolution, on prit position en faveur du Diplôme d’Octobre et de la reconnaissance de la nation roumaine en tant qu’entité politique autonome et on exigea, pour les Roumains, l’abrogation de certains articles de la loi transylvaine, préjudiciables aux Roumains mais devenus déjà caducs en 1848. On exigea également un élargissement des bénéficiaires du droit de vote. On mit sur pied une commission de coordination, le comité national roumain, qui prendrait plus tard une grande importance et dont les présidents furent l’évêque orthodoxe Şaguna et l’archevêque uniate Şulutiu.

A la conférence de Gyulafehérvár, chacun prêcha pour sa paroisse. L’évêque catholique hongrois Lajos Haynald entra en lice pour la remise en vigueur de l’union ainsi que des lois de 1848 (dont la loi électorale d’alors); par contre, l’archevêque Şulutiu s’attacha à l’autonomie de la Transylvanie et faisait dépendre la possibilité de siéger ensemble, fraternellement, d’une diète transylvaine séparée qui octroierait l’égalité des droits à la nation roumaine et assurerait sa participation proportionnelle dans le gouvernement. Le Saxon Konrad Schmidt se montra fort compréhensif à l’égard de l’union et des lois {f-516.} de 1848, mais il demandait, afin d’asseoir sur une base solide les droits des minorités nationales, en particulier l’autonomie saxonne, que la diète transylvaine soit convoquée. La rencontre prit fin sans que les parties se fussent rapprochées d’un pouce. Mais, à partir de ce moment-là, l’affaire de l’union passa au centre de l’intérêt politique, et les journaux hongrois, roumains et allemands lui consacrèrent de nombreuses pages.

La tentative de centralisation libérale de l’Empire

Entre-temps, la grande bourgeoisie austro-allemande et la bureaucratie centrale s’élevèrent catégoriquement contre le Diplôme d’Octobre, notamment à cause de ses concessions faites aux provinces. Les fêtes nationales hongroises et roumaines, ostentatoires, les refus de payer l’impôt, les tensions sociales qui se manifestaient, surtout dans le milieu paysan, par des occupations de pâturages et de forêts, portèrent atteinte à l’autorité du nouvel ordre avant même son fonctionnement effectif.

Au milieu de décembre 1860, la position-clé du gouvernement fut occupée par Anton von Schmerling, de tendance libérale, qui voulait créer, par les moyens de l’absolutisme, un parlementarisme bourgeois modéré.

La Patente dite de Février, émise le 26 février 1861, donna à tout l’Empire une «constitution» qui réinterpréta, dans un esprit centralisateur, le Diplôme d’Octobre. Le programme officiel du gouvernement proposait une centralisation d’une nouvelle espèce pour l’ensemble de l’Empire. A la Chambre des Députés de Vienne, qui comprenait les 343 membres du Reichsrat, la Hongrie put en envoyer 85, la Transylvanie 26, et la Croatie 9. Dans la Patente, on n’abordait pas le problème de la responsabilité du gouvernement envers le parlement, ni celui d’un contreseing ministériel des mesures du souverain. Le souverain, en contournant les diètes locales, pouvait, à n’importe quel moment, désigner directement des députés au parlement de l’Empire. Ainsi, au besoin, il pouvait gouverner selon des principes apparamment libéraux, sans convoquer la diète hongroise.

Il est compréhensible que tout cela, considéré pourtant par François-Joseph et ses ministres comme une dernière concession, ne fût pas accueilli avec un trop grand enthousiasme par les libéraux hongrois. La Diète hongroise, réunie en avril 1861 et revendiquant la mise en vigueur de la loi de 1848, prit position pour la création d’un Etat hongrois, à caractère bourgeois, entièrement autonome dans ses affaires intérieures. Elle tenait par conséquent à ce que les représentants élus de Transylvanie, de même que ceux de Croatie, participent à ses travaux, mais il n’en fut rien. Des provinces ethniquement variées du Banat, d’Arad, de Bihar, de Szatmár, de Másmaros, 19 députés roumains furent envoyés à la diète de Pest; ceux-ci se fixèrent comme but de fonder l’avenir des minorités nationales, à l’opposé de leurs collègues transylvains, par la voie d’un accord avec les forces hongroises.

Ferenc Deák, dans l’intérêt d’une action commune, inséra dans son adresse à l’Assemblée résumant les principes fondamentaux des libéraux hongrois, la tâche de résoudre, de façon urgente, la question des nationalités, tandis qu’Eötvös créa une commission pour élaborer une loi séparée sur les nationalités; 12 députés non hongrois y prirent place et, en août 1861, ils déposaient déjà une proposition. «Les citoyens de chaque groupe linguistique de la Hongrie constituent une seule nation, la nation hongroise indivisible et unie, {f-517.} conformément au concept historique de l’Etat hongrois» stipulait la proposition, mais elle constatait également que «les Hongrois, les Slovaques, les Roumains, les Serbes, les Allemands, les Ruthènes devaient être considérés comme des nationalités aux droits égaux» et pouvaient faire valoir sans entrave, en vertu de la liberté individuelle et de la liberté d’association, leurs exigences nationales particulières.*Cité par GY. SZABAD, op. cit., 553. Dans les communes et les comitats, elle assurait la libre utilisation de la langue en permettant aux comitats, aux communes pluriethniques de correspondre entre eux et de publier dans leur propre langue les documents officiels. Dans la proposition particulière de la commission sur les nationalités, Vlad et Popovici, députés roumains, acceptèrent le concept de «nation politique» à cette modification près que l’individualité de chaque nation serait mise en évidence («reconnues en tant que nations à droits égaux avec les Hongrois, celles-ci constituant ensemble la nation politique de Hongrie»*IMRE MIKÓ, Nemzetiségi jog és nemzetiségi politika (Droit des nationalités et politique de nationalités), Kolozsvár, 1944, 179.). Les détails de leur projet témoignaient d’une tendance à la fédération des territoires plurinationaux.

Finalement, la Diète tronquée de 1861 ne put promulguer de lois. FrançoisJoseph et Schmerling la firent dissoudre car elle n’était pas disposée à un compromis avec le souverain et elle tenait au maintien de l’intégralité des lois de 1848.

Face à la résistance hongroise, Schmerling tenta de créer, au moins en Transylvanie, une diète qui acceptât le nouvel ordre et diminuât par là le poids du refus des «libéraux de Pest», ce qui aurait permis de briser plus rapidement leur opposition. Dans le courant de l’été de 1861, Schmerling promit aux Roumains un sérieux abaissement du cens électoral, ce qui équivalait à garantir une majorité parlementaire roumaine en Transylvanie. Quant à François-Joseph, il adressa, par deux fois même, à la délégation roumaine qui se présenta devant lui, les propos suivants: «Je peux vous assurer, Messieurs, que je ne permettrai jamais l’union de la Hongrie et de la Transylvanie».*Corespondenţa lui Ioan Raţiu cu George Bariţiu (1861-1892). (Correspondance de I. R. et G. B.), Publ. par KEITH HITCHINS–LIVIU MAIOR, Cluj, 1970, 51.

Ce fut donc dans une situation conflictuelle entre le gouvernement centralisateur de Schmerling et les instances dirigées par les unionistes modérés Kemény et Mikó que se construisit la machine administrative locale en Transylvanie. Au printemps de 1861, le souverain décréta l’abandon de l’administration interne absolutiste, en Transylvanie comme ailleurs, ainsi que le rétablissement et la réorganisation de l’autonomie des villes libres royales, des sièges sicules et des comitats.

La tactique libérale hongroise visait, en accord avec l’opposition de Pest et en partie sur les conseils de Kossuth émigré, à revigorer, dans les villes et les comitats, le combat contre les efforts centralisateurs de Vienne. Le pouvoir local avait, jusqu’en 1848, été subordonné à l’assemblée de type parlementaire des municipalités: il choisissait et contrôlait les fonctionnaires et les juges, décidait du montant des impôts et, d’une manière générale, donnait le ton de la vie politique dans le territoire donné. La pléiade d’intellectuels et de propriétaires organisée autour des comtes János Bethlen fils et Domokos Teleki, par le biais des élections de fonctionnaires et de la formation des commissions des comitats conformément aux lois de 1848, accéda, au printemps de 1861, à des postes importants dans la vie administrative et politique {f-518.} de Transylvanie. Usant de cette possibilité, ils exigèrent le rétablissement des lois de 1848 et, considérant l’union comme un fait légalement acquis, demandèrent que les députés de Transylvanie fussent eux aussi convoqués à la Diète de Pest, en voie de se rassembler.

La grande question était de savoir comment parvenir à un accord pratique avec les intellectuels roumains qui acceptaient l’essentiel des lois de 1848, à savoir l’affranchissement des serfs et les mesures favorisant la constitution d’une bourgeoisie, mais, sachant que les milieux gouvernementaux de Vienne étaient derrière eux, ils tenaient à l’indépendance de la Transylvanie et exigeaient pour eux des droits nationaux particuliers en refusant, outre l’union, la conception hongroise qui voulait résoudre la question des nationalités en accordant des droits culturels et individuels. Pour leur part, les Hongrois acceptaient que les comitats de Fogaras et de Naszód, à majorité roumaine, mettent sur pied leur administration roumaine (à la tête de Felsõ-Fehér et de Hunyad, il y avait également un comes roumain); ils considéraient comme souhaitable une certaine pénétration roumaine dans le Königsboden, mais dans les comitats, ces vieux bastions de la politique hongroise, ils n’acceptaient de les laisser entrer dans l’appareil que tout au plus sur une base paritaire. Les commissions départementales se composaient, en général, des membres de 1848 encore en vie, et une partie des fonctionnaires, soit un quart, étaient des Roumains nommés par les comes. «On recherche les Roumains pour les postes comme les soldats, avec une corde» écrivait le correspondant de la Gazera Transilvaniei de Doboka.*Foaie pentru minte, inimă şi literatură. 26 avril 1861. Cité par SIMION RETEGAN, Dieta românescă a Transilvaniei (1863-1864), (La diète roumaine de Transylvanie), Cluj-Napoca, 1979, 48. La langue roumaine ne fit pas seulement son apparition dans la vie publique mais, dans certaines régions, elle acquit une position dominante. Le comte Gábor Bethlen, commissaire du gouvernement qui présidait la session constitutive du conseil, à Naszód, tint son discours d’inauguration en roumain…

La direction bureaucratique-patricienne saxonne et les représentants des Roumains, déjà importants en nombre et en biens dans le Königsboden, s’affrontèrent gravement sur la question de la part à s’assurer dans l’administration. Par rapport aux comitats, les Roumains y étaient dans une situation moins favorable. Le comes saxon Salmen tenta, en concédant quelques postes aux Roumains, de moderniser la restauration des droits saxons (remontant à 1805), difficile à accorder avec les principes d’égalité des droits civils. Après plusieurs siècles d’histoire, en 1861, quatre Roumains entrèrent pour la première fois dans l’Universitas. Une nombreuse délégation demanda à Salmen de constituer les corps dirigeants du Königsboden sur une base paritaire de Saxons et de Roumains. Alors que, dans les comitats, les intellectuels roumains avaient besoin du soutien de Vienne contre la classe des propriétaires hongrois, les plaintes des Roumains du Königsboden, de manière traditionnelle, étaient traitées avec compréhension par le Gubernium dirigé par des Hongrois, tout comme par le chancelier transylvain de la Cour, Ferenc Kemény. La presse hongroise s’efforçait elle aussi d’apporter son soutien au combat des Roumains du Königsboden.

La réorganisation des municipalités de Transylvanie se termina en automne de 1861, et un équilibre politique relatif s’établit entre les diverses nationalités sans cependant apporter le calme. Dans les comitats à direction hongroise, les ténors politiques des Roumains et, dans les conseils à direction roumaine, ceux {f-519.} des Hongrois, protestaient contre l’hégémonie de l’autre partie, en exprimant, par leur retrait solennel des assemblées départementales, par leur abstention et par leurs mémorandums qu’ils n’étaient pas disposés à accepter comme définitifs les rapports de forces qui s’étaient établis.

Ce fut l’émigration qui élabora de nouveau une conception globale pour apaiser les conflits nationaux.

Le projet d’une confédération danubienne

Etant donné que, du côté hongrois, les dispositions à un compromis avec l’Autriche se renforçaient et que, de surcroît, l’émigration devait se rendre compte que les grandes puissances tenaient au maintien de l’équilibre européen, Klapka et Kossuth, voulant désamorcer les oppositions nationales et relancer les mouvements de libération, élaborèrent un nouveau projet d’union d’Europe du Sud-Est. Le projet de confédération danubienne, conçu en mai 1862, esquissait, pour le temps suivant une guerre de libération victorieuse, une fédération («des vieux Etats historiques» entre les Carpates, le Danube, la mer Noire et la mer Adriatique. Une autorité confédérale mènerait les affaires communes des Etats membres: affaires étrangères, militaires, commerciales et douanières qu’un parlement confédéral contrôlerait. Son siège se trouverait en alternance à Pest, à Bucarest, à Zagreb et à Belgrade, et le chef du pays concerné remplirait les fonctions présidentielles. Mais, outre cela, le parlement, la juridiction et l’administration de chaque Etat resteraient totalement indépendants. Le statut particulier de la Transylvanie serait lui aussi pris en compte.

Le projet de Kossuth promettait un libre développement national, un statut collectif de grande puissance «u ce serait un pays de premier ordre, riche et puissant, avec 30 millions d’habitants qui pèserait lourd dans la balance européenne»*LAJOS KOSSUTH, Irataim az emigráczióból (Mes papiers de l’émigration). Réunis par IGNÁC HELFY. III. 1859-1860. Budapest, 1882, 734. Pour le projet, voir LAJOS LUKÁCS, Magyar politikai emigráció (Emigration politique hongroise) 1849-1867. Budapest, 1984, 202-223.) dans cette région historique privée d’indépendance nationale et ethniquement fort embrouillée. Mais la proposition fut divulguée sans préparation adéquate, et n’eut pas d’écho très favorable auprès des peuples voisins, la majorité des hommes politiques hongrois, tel Ferenc Deák, la repoussèrent ou firent silence sur elle.

La classe des propriétaires hongrois ayant la conscience d’une grande nation aspirait à la création d’un Etat constitutionnel et autonome, qui remplirait un rôle dirigeant dans la région, dans lequel la suprématie reviendrait aux Hongrois, en vertu de leur droit historique de fondateurs de l’Etat et pour des considérations pratiques. Mais elle n’en voyait la possibilité de réalisation que si le pays se rattachait à une plus grande puissance protectrice, qui serait l’Empire des Habsbourg. C’est pourquoi l’étude de la place de la Hongrie et de la Transylvanie dans l’Empire devint la question centrale de la vie politique des années qui suivirent.

La majorité des libéraux hongrois tenait fermement à l’union de la Transylvanie, et en contrepartie ils étaient même disposés à des consessions. Deák pensait qu’il fallait traiter la Transylvanie de façon identique à la Croatie, qu’elle devait avoir une diète provinciale séparée, qu’elle enverrait des députés à la Diète nationale de Pest et que, pour apaiser les Roumains, ceux-ci seraient {f-520.} reconnus en tant que «quatrième nation». Par contre, les libéraux hongrois de Transylvanie craignaient de fournir ainsi une meilleure position tactique à Vienne qui pourrait faire de l’union un objet d’éternelles discussions, et profiter constamment des dissensions nationales.

La Diète provinciale de Nagyszeben

En septembre 1861, le souverain décréta la convocation de la Diète transylvaine, et de plus, sur la base d’un cens incluant tous les impôts directs, fixé à 8 florins, c’est-à-dire diminué de façon significative par rapport à 1848. Le chancelier Kemény, jugeant incompatibles le principe monarchique et le droit de vote étendu, démissionna. Le Gubernium, dirigé par Mikó, protesta dans un volumineux mémorandum contre la convocation d’une diète séparée, ne se faisant pas faute de reprocher au gouvernement de Vienne de pratiquer une extension du droit précisément en Transylvanie par pure tactique «lorsque, dans les autres provinces de Votre Majesté, les intérêts du peuple et particulièrement des masses ne bénéficient justement pas d’une telle faveur».*Okmánytár Erdély legújabb jogtörténetéhez (Recueil de documents pour l’histoire juridique récente de la Transylvanie) 1848-1865, Kolozsvár, 1865, 178. Les partisans de Mikó, appuyés par la majorité des fonctionnaires des comitats, s’opposèrent aux préparatifs, s’attirant en cela non seulement la colère de Vienne mais aussi celle du comité national roumain. L’archevêque roumain Şulutiu, dans son mémorandum transmis au souverain, qualifiait le Gubernium de récalcitrant à l’esprit du temps, ainsi que de rebelle car «il taxe le règne et toutes les initiatives de Votre Majesté d’illégaux».*L. ÜRMÖSSY, Tizenhét év… 339. Finalement, le 21 novembre 1861, Imre Mikó démissionna.

Les départs de Kemény et de Mikó furent suivis de ceux des hauts fonctionnaires hongrois. Les nouveaux administrateurs nommés à la tête des comitats étaient entièrement dévoués au gouvernement. Avec les comes de Naszód, Fogaras, Hunyad et Felsõ-Fehér, restés en place, le nombre des conseils à direction roumaine s’élevait à six, puisqu’à la tête des comitats de Doboka et de Küküllõ, on plaça des administrateurs roumains.

Le nouveau chancelier transylvain, le comte Ferenc Nádasdy (même selon François-Joseph, le Hongrois le plus haï), se proposa comme but, parce qu’il avait besoin de l’aide des comitats pour les élections, de briser les comitats régis par les assemblées hongroises. Si dans les nouvelles commissions des comitats créées par lui et dans le corps des fonctionnaires, la majorité fut encore donnée par les propriétaires ou les petits fonctionnaires hongrois, le poids des Roumains augmenta. Dans les villes hongroises et en Terre sicule le camp des libéraux se maintint dans son ensemble. Au printemps de 1863, les administrateurs avaient si bien réussi à étouffer la résistance qu’ils purent enfin organiser des élections parlementaires.

Lors de ces élections l’innovation la plus importante fut non pas l’augmentation du nombre des électeurs mais la transformation du camp des votants lui-même. Dans la mesure où, en 1848, tout noble restait automatiquement électeur, l’était maintenant celui qui répondait au nouveau cens de 8 florins dans les comitats il s’agissait seulement d’un noble sur cinq. Cette couche était traditionnellement, sans considération de l’appartenance ethnique roumaine ou hongroise, le facteur principal de la politique hongroise. Le fait d’augmenter {f-521.} le nombre de députés des comitats – bien que la représentation proportionelle ne fût pas introduite – avait pour but d’apaiser les Roumains. Un député représentait 18 000 âmes dans Fogaras et dans Naszód, 14 500 en Terre sicule, 8 700 sur les territoires saxons. Plus de la moitié des électeurs des comitats étaient roumains et cela était considéré comme encourageant pour le comité national roumain qui lança une puissante propagande électorale. La Diète était attendue avec l’espoir d’un tournant historique qui hisserait au pouvoir politique et émanciperait la nation roumaine.

Aux élections de l’été 1863, durant lesquelles le gouvernement avait soidisant consacré 800 000 florins à «influencer», par des moyens matériels, le vote des 75 à 80 000 électeurs effectifs, 49 Roumains, 44 Hongrois et 33 Saxons obtinrent un mandat. Le camp des libéraux hongrois, tant dans les sièges sicules que dans les villes hongroises, obtint la majorité des mandats, mais ce fut justement dans les comitats considérés comme étant d’anciennes unités d’organisation de la vie politique qu’il subit des pertes cuisantes: des 38 députés départementaux seuls deux étaient hongrois.

Le souverain nomma, aux côtés des députés élus, onze «régaliens» de chaque nationalité, «des hommes très honorables» ou bien des dignitaires qui devaient faire fonction de contrepoids aux députés, rôle habituellement rempli par la Chambre Haute. 60 (puis 59) Roumains, 56 Hongrois et 44 Saxons eurent finalement la possibilité de prendre part à la Diète.

Les forces politiques des trois nations se préparaient fébrilement à l’ouverture de la session. Les Hongrois délibérèrent deux jours durant sur la possibilité de prendre part à la tâche la plus importante, à savoir celle d’assurer des droits nationaux particuliers aux Roumains, sans que cela portât atteinte à la loi de 1848 sur l’union et à leur protestation de principe contre une diète séparée. Ils déclaraient que «l’esprit d’une diète transylvaine contrevenait d’ores et déjà à la loi».*Pour le protocole abrégé voir OSzK Kézirattára Fol. Hung. 1430, f 1-3.

Les prises de contacts entre députés hongrois, roumains et saxons qui furent engagées afin de gagner le camp puissant des Roumains favorables à la constitutionnalité, n’aboutirent pas. Les libéraux roumains, ainsi que certains Saxons espéraient de l’arrivée des Hongrois le renforcement du camp constitutionnel à la diète. Ceux-ci, par contre, tentèrent d’amener ceux-là à s’absenter. Ils promirent derechef qu’à la Diète de Pest, «nous garantirons par des lois tous les désirs qui sont les vôtres».*IOAN PUŞCARIU, Op. cit. 75. Mais on ne réussit pas à concilier les points de vue; aussi les députés et les «régaliens» hongrois, à l’exception de trois, ne se rendirent-ils pas à la Diète.

L’abstention hongroise déchira les espoirs de centralisation liés à la Diète transylvaine. Sans eux, elle ne représentait plus les trois nations de Transylvanie. De surcroît, des 59 députés roumains, 36 étaient des fonctionnaires et 15 des hommes d’Eglise, des 33 Saxons élus 22 étaient des fonctionnaires et la moitié des «régaliens». Le nombre de députés réellement indépendants se situait autour de 10, tel le Saxon Maager, tel le Roumain Bariţ. Ainsi la composition de la Diète fut conforme aux vśux de Schmerling: un organisme soumis, tenu en main, une assemblée de fonctionnaires assujettis. Ce fut la première, et en même temps la dernière Diète transylvaine où les Roumains étaient présents, voire atteignaient, en tant que nation, la majorité.

La session de la Diète fut ouverte le 15 juillet 1863. Le commissaire du Roi, le gouverneur Crenneville, en uniforme d’apparat hongrois, lut de discours du {f-522.} trône à l’assemblée dans l’absence des Hongrois, discours qui promettait le rétablissement des anciens droits constitutionnels, la formation d’un système représentatif respectant l’égalité des droits; le souverain conviait les députés à insérer dans les lois le Diplôme d’Octobre ainsi que la Patente de Février, à faire entrer la Transylvanie dans le Reichsrat. Il les assurait de l’invalidité de l’union. Le gouvernement annula les mandats des députés hongrois et ordonna de nouvelles élections dans leurs circonscriptions. A la place des «régaliens» absents, il en nomma de nouveaux.

Aux élections d’août, les députés hongrois l’emportèrent de nouveau dans leurs fiefs et, une fois la démonstration de force terminée, ils renoncèrent solennellement à leur mandat. Pour la troisième fois en octobre, pour la quatrième en mai 1864 et la cinquième en août, Nádasdy tenta de briser, par les élections, la résistance dans les circonscriptions hongroises, mais toujours en vain. Parmi les nouveaux «régaliens», on réussit à gagner au total 11 Hongrois, mais le gouvernement ne tenta même pas de présenter ceux-ci devant l’opinion comme la représentation des Hongrois de Transylvanie.

Entre-temps la Diète repoussa la proposition du groupe majeur des Saxons optant pour une centralisation de l’Empire et pour la création de quatre provinces nationales séparées en Transylvanie (mais cependant pas uniformes ethniquement). On trouvait cette proposition tout, sauf libérale. De plus, elle aurait totalement exclu, dans plusieurs comitats, la mise en valeur de la majorité numérique des Roumains. Les unionistes libéraux représentaient la minorité du groupe saxon: Franz Brennberg se prononça pour l’union et rendit son mandat. Par contre, Franz Trauschenfels, tout en gardant son point de vue unioniste, prit part aux travaux, voire présenta en tant que rapporteur la proposition de la commission sur l’octroi de l’égalité en droit des Roumains. (Les libéraux hongrois voulaient confier aux comitats et aux communes le choix de leur langue officielle, mais ils souhaitaient que la langue du gouvernement et du parlement fût exclusivement le hongrois, bien qu’un homme politique respectable comme le comte Domokos Teleki, tînt pour possible que le roumain, avec le temps, devînt langue officielle.)

La proposition du gouvernement rendit le hongrois, le roumain et l’allemand langues officielles, mais entendait réglementer par voie de décret, l’usage de la langue de correspondance officielle entre les organismes centraux. Ainsi la détermination de la langue d’Etat n’était plus du ressort des députés. Aux cours des débats, une vive polémique s’instaura entre Roumains et Saxons, ces derniers voulant introduire par degrés l’égalité linguistique. Ce ne fut qu’au début de 1865 que le souverain ratifia la loi, mais le gouvernement l’avait déjà envoyée pour exécution, fin 1863, au Gubernium de Kolozsvár.

Avec l’accord sur l’égalité des droits des confessions roumaines, avec les dispositions linguistiques, s’accomplissait formellement l’émancipation politique de la nation roumaine, émancipation dont les chances de réalisation effectives étaient encore bien minces. Il n’était pas possible de prendre des dispositions allant à l’encontre de la plus ancienne force du pays, les Hongrois, qui disposaient du plus grand potentiel politique ainsi que d’une alliance puissante de l’autre côté du Mont Bihar. La société roumaine, de par sa structure, ne pouvait, pour l’heure, que produire une petite élite d’hommes d’Eglise ou d’intellectuels-fonctionnaires, qui ne signifiait pas en elle-même une force politique combative. En cela, elle était nécessairement réduite au rôle de réserve de la bureaucratie d’Etat. Pour contrebalancer cet état de fait, Bariţ et beaucoup d’autres se prononcèrent, à la Diète, en faveur d’une constitutionnalité moderne et, pour ainsi dire, firent leur une partie des {f-523.} options politiques des libéraux hongrois. Ioan Raliu avait ceuvré, dès 1861, contre une inféodation excessive au gouvernement de Schmerling et proposé de rechercher des contacts avec les hommes politiques hongrois.

Après l’acceptation de la première loi, l’atmosphère politique, déjà mauvaise, empira encore. On commença à se douter que toute cette expérience ne servait qu’à faire entrer la Hongrie par la force au Reichsrat. Le gouvernement jouait avec l’assemblée de Nagyszeben. Reichenstein, le vice-chancelier, portait toujours sur lui le rescrit de dissolution, prêt à le sortir à n’importe quel moment où cela s’imposerait. Le président de la Diète était le conservateur hongrois Gusztáv Groisz qui, parmi les six candidats, était celui qui avait obtenu le plus petit nombre de voix. S’il le fallait, on faisait désavouer la décision de la majorité par un nouveau vote. Sur sollicitation royale, on fit choisir sans délai 26 délégués (dont 13 Roumains et 11 Saxons) pour les envoyer au Reichsrat et, en octobre, ils arrivèrent à Vienne mais ne purent rien obtenir et votèrent même sans amendement le budget de la Transylvanie. Par ailleurs, les députés autrichiens les traitèrent comme les marionnettes du gouvernement.

En mai 1864, la Diète se réunit à nouveau à Szeben. De la réglementation provisoire appliquée en 1863, on fit un projet de loi électorale. La réorganisation de la juridiction, les propositions de Raliu, qualifié de «communistiques» par les libéraux en matière d’exploitation forestière, celles sur l’affranchissement en Terre sicule, sur la répartition des pâturages, tout cela resta en suspens. Fin octobre, les sessions furent ajournées et ne reprirent jamais car, dans le cours de 1865, la situation politique changea radicalement. Les six lois sanctionnées perdirent toute importance car non seulement les dirigeants politiques hongrois s’y opposaient mais elles n’engageaient pas, en réalité, le souverain, faute de serment lors du sacre. Le seul mérite qui restât à cette Diète fut de découvrir l’accélération du processus de développement de l’expérience politique et des consciences nationales saxonne et surtout roumaine.

La liquidation du «Provisorium» et la Diète «unioniste» de Kolozsvár

Si la politique de Schmerling n’était pas parvenue à briser la résistance des libéraux hongrois, elle avait obtenu des résultats dans son assouplissement. Les années d’absolutisme n’apportèrent pas un redressement économique à la classe des propriétaires. Il fallait de l’argent pour la vie publique, et ils devaient pratiquement financer l’administration pendant toute la période Mikó. Leurs propriétés mal délimitées et encore non régularisées n’obtenaient pas de crédit et s’en trouvèrent dépréciées. Selon le comes roumain de Fogaras, bien informé, on aurait pu acheter toutes les terres de Transylvanie pour quelques millions. La nécessité de trouver une issue renforça le camp de ceux qui désiraient une compromission avec la Cour.

Au printemps de 1865, l’«article de Pâques» de Deák donne le coup d’envoi aux préparatifs du compromis. Deák affirmait qu’il était possible d’accorder les intérêts hongrois, les lois de 1848 avec «la stabilité de l’Empire» et soulignait que l’une des exigences suprêmes des libéraux hongrois était que, dans la partie autrichienne de l’Empire également, il fallait assurer un gouvernement constitutionnel. Dans le cours des préparatifs au compromis, on congédia, le 26 juin 1865, les chanceliers hongrois Zichy et transylvain Nádasdy et ce dernier fut remplacé par un général de cavalerie, le comte Ferenc {f-524.} Haller. L’âme du système, Schmerling, tomba à son tour et son successeur fut le comte Belcredi. Vienne se résigna à restaurer l’union. François-Joseph manda auprès de lui Şaguna (nommé, en 1864, archevêque indépendant des Roumains orthodoxes de Hongrie et de Transylvanie) et le comes saxon Konrad Schmidt, auxquels il communiqua son intention d’aboutir à un compromis et fit la promesse de garantir, dans la mesure où Saxons et Roumains pourraient s’adapter à la nouvelle situation, les droits nationaux aux non-Hongrois.

Le souverain convoqua, pour le 19 novembre 1865, une nouvelle Diète à Kolozsvár dont «l’unique et exclusif objet serait la renégociation de l’article de la loi 1 de 1848 portant sur l’union de la Hongrie et de la Transylvanie». L’administration fut à nouveau restaurée et les organismes formés en 1861 commencèrent immédiatement à fonctionner dans leur ancienne composition.

Pour les nouvelles élections, on fixa le cens en prenant en considération les lois électorales de 1791 et de 1848, ce qui le fit remonter par rapport à celui de 1863. Malgré le relèvement du cens, on peut supposer (faute de données sûres, nous sommes réduits à des évaluations) qu’il y eût plusieurs milliers d’électeurs supplémentaires par rapport à 1863. Les membres de la petite noblesse rurale, qui représentaient la réserve des forces politiques hongroises, purent à nouveau voter selon «l’ancien droit».

Ce nouveau virage et cette nouvelle loi électorale assenèrent un coup à l’intelligentsia roumaine. Le vice-président roumain du Gubernium jugea que ces expériences ne tiendraient pas l’épreuve du temps et qu’il fallait s’attendre à leur échec. Il incita à la résistance l’archevêque uniate Şululiu et ses partisans qui, suivant l’exemple des Hongrois, tentèrent le boycottage, mais échouèrent faute de pouvoir accorder leurs actions. Au dernier moment, Bariţiu et ses partisans se décidèrent à participer aux élections. L’Universitas saxonne s’opposait à ces nouvelles mesures mais elle se montra cependant disposée à participer à la Diète et elle accepta finalement l’union en échange de l’assurance préalable de la constitution en municipalités de la minorité saxonne.

Aux élections de novembre, le soutien apporté par le souverain à l’union eut un effet psychologique de même que le rehaussement du cens électoral amenant la réduction du cercle des électeurs roumains. Le camp de ceux qui s’opposaient à l’union ou qui y posaient des conditions se constituait des 14 députés roumains élus (et des 34 «régaliens»). Face aux 59 députés hongrois élus (et aux 137 «régaliens»), le camp des députés roumains et saxons (30 élus et 20 «régaliens») ne faisait pas le poids. Même sans les «régaliens», les partisans de l’union étaient majoritaires.

Le 19 novembre 1865, le baron Ferenc Kemény, qui avait présidé celle de 1848, ouvrit la session qui, curieusement, ne fut considérée comme tout à fait valable par aucune force politique importante. Les Roumains qualifièrent sa convocation d’illégale et exprimèrent le souhait de poursuivre la Diète de Szeben. La majorité des députés hongrois la tinrent simplement pour une conférence d’importance régionale ayant pour tâche de mettre à nouveau sur pied l’union de 1848. Les pourparlers de conciliation préliminaires entre nationalités n’aboutirent pas et les débats commencèrent avec une participation de 32 députés roumains seulement sur les 46. Les autres s’absentèrent ostensiblement. Aux séances les délégués prirent position sur la question de l’union par de belles harangues, réitérant les arguments accumulés entre 1848 et 1865. Malgré la protestation de Şaguna et de Maager, malgré les voix des 29 Roumains et 26 Saxons, la proposition hongroise fut adoptée par 166 voix (dont 4 roumaines et 8 saxonnes). Celle-ci qualifiait l’union de nécessaire en {f-525.} partie d’après le droit historique, en partie eu égard à la situation de grande puissance de l’Empire qui exigeait le rétablissement de l’intégrité territoriale de l’Etat hongrois. Elle affirmait également que l’union était vitale pour la Transylvanie, vu le retard économique, l’appauvrissement de la population et son incapacité de payer l’impôt. L’essor matériel ne pouvait être attendu que «d’un rassemblement des forces et des intérêts naturels et légitimes». Enfin, elle constatait, à propos de l’égalité des droits des peuples non-hongrois: «le coeur paternel du souverain et le libéralisme reconnu du législateur hongrois»,*Erdélyi Hírlap, 28 décembre 1865; L. ÜRMÖSSY, Tizenhét év… 25. offrent assez de garanties pour le respect, sur la base de l’égalité des droits des citoyens, des intérêts des confessions et des nationalités.

A la résolution fut annexée la prise de position de la minorité roumaine présentée par Şaguna, qui exigeait une diète à convoquer selon les prescriptions de 1863 afin que les Roumains puissent débattre de l’union sur les bases d’une loi électorale plus favorable. Parmi les avis particuliers saxons, également en annexe, l’un faisait dépendre l’union de la garantie des droits séparés pour les nationalités. Les séances furent ajournées jusqu’à l’arbitrage royal qui arriva par courrier, encore qu’après le discours unioniste de François-Joseph prononcé à l’ouverture de la Diète de Pest, cela ne fut plus qu’une formalité.

Le 10 janvier 1866, on donna lecture du message royal qui «permettait» à la Transylvanie d’envoyer des délégués à la Diète de Pest, mais il tenta de faire dépendre l’entrée en vigueur de l’union de la clôture des pourparlers de compromis austro-hongrois et précisa en particulier qu’il souhaitait satisfaire au préalable les exigences juridiques justifiées des confessions et des nationalités. Pour les Saxons et les Roumains, cela était déjà bien peu, tandis que les libéraux hongrois voyaient dans l’effort de souligner les préalables, une stratégie visant à obtenir des voix pour la Diète de Pest. Cependant, ils turent leur ressentiment et la Diète «unioniste» de Kolozsvár prit fin avec la déclaration «Nous nous sommes beaucoup rapprochés de la réalisation de notre objectif.»

Par cet acte prit fin la séparation de la Transylvanie. Ce ne fut pas la pression des forces politiques hongroises transylvaines qui conduisit au rétablissement de l’union, car celui-ci fut aussi un préalable au succès des pourparlers de compromis, qui devaient apporter la stabilité à la Monarchie. Une grande part revenait, certes, à la force politique la plus puissante de Transylvanie, le camp des libéraux hongrois, qui pouvait empêcher la «stabilisation» de la Transylvanie détachée, conformément au projet centralisateur de l’Empire, en pren.ier lieu contre la Hongrie.

Le rétablissement de l’union apportait à la Transylvanie la possibilité de s’intégrer non plus comme province limitrophe pauvre, mais comme partie d’un ensemble plus développé aussi bien économiquement et socialement que politiquement, dans une Monarchie des Habsbourg qui avait pris la voie de l’essor capitaliste – bref, c’était là un moyen de rallier les processus de croissance économique européens.

La grande question de l’avenir était de savoir quelle marge l’union pouvait offrir au développement politico-culturel des nations et quelles chances les conditions désormais plus favorables pouvaient fournir pour surmonter le retard socio-économique historiquement accumulé, et devenu depuis longtemps source de tensions.

{f-496-497.}

15. Noble hongrois

15. Noble hongrois

16. Demoiselle noble hongroise

16. Demoiselle noble hongroise

17. Bourgeois, membre du Conseil des Cents, se rendant à l’hôtel de ville

17. Bourgeois, membre du Conseil des Cents, se rendant à l’hôtel de ville

18. Bourgeois saxon de Nagyszeben

18. Bourgeois saxon de Nagyszeben

19. Juif de Transylvanie

19. Juif de Transylvanie

20. Pope roumain de la campagne

20. Pope roumain de la campagne

21. Roumain de la région de Hátszeg

21. Roumain de la région de Hátszeg

22. Roumaine avec fuseau de fileuse

22. Roumaine avec fuseau de fileuse

23. Roumaine de la région Fogaras

23. Roumaine de la région Fogaras

24. Famille roumaine se rendant à la foire. Peinture de Miklós Barabás, 1843-44

24. Famille roumaine se rendant à la foire. Peinture de Miklós Barabás, 1843-44

25. Miklós Wesselényi, peinture de Miklós Barabás, 1836

25. Miklós Wesselényi, peinture de Miklós Barabás, 1836

26. Imre Mikó, peinture de Miklós Barabás, 1884

26. Imre Mikó, peinture de Miklós Barabás, 1884

27. Usine de gaz de Marosvásárhely. Les bâtiments conçus par Ede Thoroczkai Wigand et Károly Kós sur une carte postale. Autour de 1911

27. Usine de gaz de Marosvásárhely. Les bâtiments conçus par Ede Thoroczkai Wigand et Károly Kós sur une carte postale. Autour de 1911

28. L’usine de celluloze à Torda. Carte postale du début du siècle

28. L’usine de celluloze à Torda. Carte postale du début du siècle

29. Vitraux de Sándor Nagy dans la salle de glaces du Palais de la Culture à Marosvásárhely, 1913

29. Vitraux de Sándor Nagy dans la salle de glaces
du Palais de la Culture à Marosvásárhely, 1913